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Yates (Frances) > L'art de la mémoire

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L’ART DE LA MEMOIRE :
RHETORIQUE ET FABRICATION DES IMAGES
AU MOYEN ÂGE

PREMIERE PARTIE
LES SOURCES ANTIQUES DE L’ART DE MEMOIRE
AU MOYEN ÂGE

I. Trois sources latines sur l’art de la mémoire
1. Histoire du poète Simonide de Céos
2. Un manuel pratique anonyme : Ad Herennium
a) Mémoire naturelle et mémoire artificielle
b) Les règles de l’Ad Herennium
3. Cicéron : De oratore et De inventione
4. Quintilien et les principes généraux de la mnémonique

II. Grèce : la mémoire et l’âme
1. Le présocratique Simonide de Céos (556-468)
2. Aristote et la mémoire artificielle
3. Platon et les tablettes de cire
4. Métrodore de Scepsis et le zodiaque
5. Apollonios de Tyane, mage du néo-pythagorisme
6. Saint Augustin

DEUXIÈME PARTIE
L’ART DE MEMOIRE MONASTIQUE :
HEURISTIQUE ET FABRICATION DES IMAGES

I. Métamorphose médiévale de l’art classique de la mémoire
1. Marcianus Capella et De nuptiis Philologiae et Mercurii
2. Prima Rhétorica et Nova Rhetorica
3. Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin
a) Le De bono d’Albert le Grand
b) La Summa de Saint Thomas d’Aquin
4. Importance religieuse et morale de la Mémoire
II. La mémoire : une architecture pour la pensée
1. Saint Paul et l’architecte
2. Grégoire le Grand
3. Hugues de Saint-Victor

III. Fabrication des images par et pour la mémoire :
1. L’exemple des constellations
2. Memoria verborum et memoria rerum
3. Une carte pour le souvenir : le pèlerinage à Jérusalem
4. Une petite histoire du centon
5. Curiositas
6. L’angoisse mnémotechnique
7. Etymologie et mémoire

BIBLIOGRAPHIE


PREMIERE PARTIE
LES SOURCES ANTIQUES
DE
L’ART DE LA MEMOIRE AU MOYEN ÂGE

I. Trois sources latines sur l’art de la mémoire
Dans l’Antiquité, qui ignorait l’imprimerie, une mémoire exercée avait une importance vitale. La gymnastique intérieure, le travail invisible de concentration auxquels se soumettaient les Anciens leur donnaient une mémoire puissante et organisée. Ils aimaient surtout les triomphes de mémoire : Sénèque le Rhéteur, professeur de rhétorique, était capable de répéter deux mille mots, dans l’ordre dans lequel on les lui avait donnés. Il pouvait également retenir des centaines de vers et les répéter à l’envers. Saint Augustin parle de l’un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virgile à l’envers. De tels exploits attestent le respect que l’Antiquité avait pour l’art invisible de la mémoire et pour l’homme possédant une mémoire entraînée, une mémoire aux pouvoirs « presque divins » (divina prope memoria) écrira Cicéron.
C’est comme partie de l’art de la rhétorique que l’art de la mémoire (ars memorativa), maîtrisé par les Anciens, qui en avaient rédigé les règles et les lois, a voyagé à travers la tradition européenne.

5. Histoire du poète Simonide de Céos
Au cours d’un banquet, donné en Thessalie par le noble Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Le mesquin Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait réclamer la différence aux dieux jumeaux. Un peu plus tard dans la soirée, on avertit Simonide que deux jeunes gens, qui désiraient le voir, l’attendaient à l’extérieur de la salle. Il quitta le banquet et sortit mais ne trouva aucune trace des jeunes gens. Pendant son absence, le toit de la salle de banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres. Comme Simonide fut capable de se rappeler les places que chacun occupait à table, il permit d’identifier tous les cadavres atrocement broyés.
Cette aventure suggéra à Simonide les principes de l’art de mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur.

Ce récit de la façon dont Simonide inventa l’art de mémoire est donné par Cicéron dans le De oratore, au passage où il traite de la mémoire comme de l’une des cinq parties de la rhétorique :
Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace .

Cicéron souligne que l’invention de l’art de la mémoire par Simonide ne repose pas seulement sur la découverte de l’importance d’une disposition ordonnée, mais aussi sur la puissance du sens de la vue.
Simonide (ou l’inventeur, quel qu’il fut, de la mémoire artificielle) vit fort bien que, de toutes nos impressions, celles qui se fixent le plus profondément dans l’esprit sont celles qui nous ont été transmises et communiquées par les sens ; or, de tous nos sens, le plus subtil est la vue. Il en conclut que le souvenir de ce que perçoit l’oreille ou conçoit la pensée se conserverait de la façon la plus sûre, si les yeux concouraient à le transmettre au cerveau .

6. Un manuel pratique anonyme : Ad Herennium
a) Mémoire naturelle et mémoire artificielle :
Un maître de rhétorique romain dont nous ignorons le nom a rédigé, vers 86-82 avant Jésus-Christ, un manuel pratique pour ses étudiants intitulé Ad Herennium . Ce texte anonyme ne nous est donc parvenu sans autre information que le nom de son dédicataire. Ce maître traite des cinq parties de la rhétorique (inventio, dispositio, elocutio, memoria, pronuntiato). Quand il en arrive à la mémoire, comme partie essentielle du bagage de l’orateur, il commence son exposé par ces mots : « Tournons-nous maintenant vers la salle au trésor des inventions, vers le gardien de toutes les parties de la rhétorique, la mémoire. » Ensuite, l’auteur distingue deux sortes de mémoires :
• la mémoire naturelle, gravée dans notre esprit et née en même temps que la pensée ;
• la mémoire artificielle, qui est une mémoire renforcée ou consolidée par l’exercice.

L’Ad Herennium est la source principale sur l’art classique de la mémoire des Grecs et des Latins, car les remarques de Cicéron et de Quintilien ne constituent pas des traités complets et supposent que le lecteur connaît déjà la mémoire artificielle et sa terminologie. Ce traité joue aussi un rôle d’une importance capitale pour la transmission de l’art de mémoire de l’Antiquité au Moyen Âge.

L’Ad Herennium était un texte bien connu et très utilisé au Moyen Âge, où il eut un immense prestige parce qu’on l’attribuait à Cicéron. Mais c’est toutefois à la Renaissance que l’ars memorativa connut des développements extraordinaires.

b) Les règles de l’Ad Herennium :
• Règles pour les lieux :
La mémoire artificielle est fondée sur des lieux et des images. Un locus est un lieu aisément retenu par la mémoire : maison, angle, arc… Les images sont des formes, des signes distinctifs ou des symboles (formae, notae, simulacra) de ce dont nous désirons nous souvenir.
L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure :
Car les lieux ressemblent beaucoup à des tablettes enduites de cire ou à des papyrus, les images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture et le fait de prononcer un discours à la lecture .

Si nous voulons nous rappeler beaucoup de choses, nous devons nous munir d’un grand nombre de lieux. Ces loci doivent être choisis dans un bâtiment de taille moyenne, peu fréquenté ou désert et solitaire, pas trop brillamment éclairé. Un homme qui se déplace lentement dans un bâtiment solitaire et s’arrête de temps à autre, le visage attentif, est un étudiant en rhétorique qui forge un ensemble de loci de mémoire… Des lieux de mémoire bien fixés peuvent être parcourus dans les deux directions : en avant ou en arrière. Ce qui explique les capacités de Sénèque le Rhéteur ou de l’ami de Saint Augustin à réciter à l’envers.

• Règles pour les images :
Il y a deux types d’images. La mémoire « pour les choses » (res) fabrique des images pour rappeler un argument, une idée ou une « chose », tandis que la mémoire « pour les mots » (verba) doit trouver des images pour rappeler chaque mot. Pour un étudiant en rhétorique, les termes de « chose » et de « mot » avaient un sens précis, lié aux cinq parties de la rhétorique. Cicéron définit ainsi ces cinq parties :
L’invention consiste à trouver des choses vraies (res), ou vraisemblables capables de rendre une cause plausible ; la disposition consiste à mettre en ordre les choses que l’on a ainsi découvertes ; l’élocution consiste à adapter les mots convenables aux choses inventées ; la mémoire réside dans la perception solide des choses et des mots dans l’âme ; la prononciation consiste à contrôler la voix et le corps pour convenir à la dignité des choses et des mots .


Les « choses » constituent donc le sujet du discours, les « mots » le langage dont ce sujet est revêtu. La memoria rerum permet de se rappeler les « choses » du discours, tandis que la memoria verborum rappelle les « mots ». Cette dernière est la plus difficile à posséder.
Il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide d’images frappantes et inhabituelles, belles ou hideuses, comiques ou grotesques :
Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues mais actives (imagines agentes) ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes, avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous les enlaidissons d’une façon ou d’une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l’aspect en soit plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images. (…) Mais une condition est essentielle : il faut régulièrement parcourir en esprit tous les lieux originaux pour raviver les images .

• Un exemple de mémoire des choses :
Nous devons supposer être l’avocat de la défense dans un procès judiciaire :
L’accusation a affirmé que notre client a empoisonné un homme, elle donne comme motif du crime un héritage et déclare que cet acte a eu de nombreux témoins et de nombreux complices. (…) Nous imaginerons l’homme en question au lit, malade (…) Nous placerons l’accusé au bord du lit, tenant une coupe dans la main droite, des tablettes dans la gauche et, à l’annulaire, des testicules de bouc. De cette façon, nous pouvons garder dans la mémoire l’homme empoisonné, les témoins et l’héritage.

Ici, la coupe rappelle l’empoisonnement, les tablettes le testament ou l’héritage, et les testicules du bouc les témoins, grâce à la ressemblance verbale avec le mot testes.

• Un exemple de mémoire des mots :
Comment mémoriser le vers suivant ?
Iam domum itionem reges Atridae parant. (Et maintenant les rois, fils d’Atrée, préparent leur retour)

L’auteur de l’Ad Herennium en propose la mémorisation par deux images tout à fait extraordinaires.
La première image représente « Domitius levant les bras au ciel pendant qu’il est fouetté par les Marcii Reges ». On la met dans un lieu pour se rappeler ce vers. Cette image vivante évoque immédiatement « Domitius Reges » et cela rappelle, par ressemblance sonore, « domum itionem reges ».
La deuxième image, pour mémoriser le reste du vers, est celle « d’Esope et Cimbre en train de s’habiller pour jouer leurs rôles d’Agamemnon et de Ménélas dans Iphigénie ». Ainsi « les fils d’Atrée se préparent »… et la fin du vers doit venir aux lèvres de l’étudiant. L’auteur de l’Ad Herennium rappelle tout de même que le vers doit être d’abord appris par cœur de manière traditionnelle :
De cette façon, l’art aidera la nature. Car ni l’un ni l’autre ne suffira tout seul, bien que, il faut le noter, la théorie et la technique soient beaucoup plus dignes de confiance.


La section de l’Ad Herennium sur la mémoire s’achève sur une exhortation à travailler dur :
Dans toutes les disciplines, la théorie de l’art reste sans grande force si on ne s’entraîne pas régulièrement. Cela est particulièrement vrai pour la mnémonique, où la théorie ne vaut presque rien tant qu’on ne la confirme pas au moyen de l’exercice, de l’attention, du travail et de l’application. Vous devez vous assurer que vous avez des lieux aussi nombreux que possible et qu’ils se conforment aux règles autant que possible ; quant à la disposition des images, vous devez vous y exercer tous les jours.


7. Cicéron : De oratore et De inventione
Malgré son erreur, quand elle attribuait la rédaction de l’Ad Herennium à Cicéron, la tradition médiévale ne se trompait pas quand elle supposait que « Tullius » pratiquait et recommandait l’art de mémoire. Dans le De oratore, terminé en 55 avant Jésus-Christ, Cicéron traite des cinq parties de la rhétorique en faisant référence à une mnémonique fondée sur les mêmes techniques que celles que décrit l’Ad Herennium. Il donne une version abrégée des règles pour les lieux :
Pour ne pas m’étendre avec une insistance exagéré sur un sujet mille fois connu, je dirai seulement qu’il faut se servir des lieux nombreux, remarquables, bien distincts, et cependant peu éloignés les uns des autres ; employer des images saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qui puissent se présenter d’elles-mêmes et frapper aussitôt notre esprit .

Il distingue également la mémoire pour les mots de la mémoire pour les choses et déclare que cette dernière est la branche de l’art la plus utile à l’orateur.
La mémoire pour les choses est la mémoire propre de l’orateur. Nous pouvons donner à chaque chose son image et comme son masque (singulis personis) qui la signale, et tout disposer de manière à ressaisir les pensées par l’intermédiaire des images et l’ordre des pensées par le lieu que ces images occupent .

Dans le De inventione, son premier ouvrage sur la rhétorique, traité essentiellement consacré à la première partie de la rhétorique, l’inventio (découverte ou mise au point du sujet d’un discours), Cicéron donne une définition stoïcienne de la vertu : « disposition d’esprit en harmonie avec la raison et l’ordre du monde. » Il affirme alors que la vertu a quatre parties : la Prudence, la Justice, la Constance et la Tempérance. Puis il définit comme suit la Prudence et ses parties :
La Prudence est la connaissance de ce qui est bon, de ce qui est mauvais et de ce qui n’est ni bon ni mauvais. Ses parties sont la mémoire, l’intelligence, la prévoyance (memoria, intelligentia, providentia). La mémoire est la faculté par laquelle l’esprit rappelle ce qui s’est passé. L’intelligence est la faculté par laquelle il garantit ce qui est. La prévoyance est la faculté par laquelle on voit que quelque chose va arriver avant que cela n’arrive .


C’est ainsi que le De inventione jouera un rôle important dans l’avenir de l’histoire de la mémoire, car c’est à partir des définitions des vertus données par Cicéron que la mémoire artificielle est devenue au Moyen Âge une partie de la vertu cardinale de la Prudence. Quand Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin analyseront les vertus dans leur Summae, ils citeront la définition donnée par Cicéron pour les trois parties de la Prudence et feront également preuve de considération pour la mémoire artificielle.

Le Moyen Âge associa le De inventione et l’Ad Herennium en y voyant deux œuvres de Cicéron, connues respectivement sous le nom de Prima et Seconda Rhetorica de Tullius, et inventa l’utilisation morale de la mémoire artificielle.

8. Quintilien et les principes généraux de la mnémonique
La mémoire, partie de la rhétorique antique, s’appuyait sur le système mnémonique des lieux et des images (loci et imagines) utilisé par les orateurs romains afin de pouvoir prononcer de longs discours avec une précision impeccable.
Le Institutio oratoria de Quintilien, écrit plus d’un siècle après le De oratore de Cicéron, donne clairement les principes généraux de la mnémonique. Le premier pas consiste à imprimer dans la mémoire une série de loci (lieux) de type architectural. Pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut, dit-il, se rappeler un bâtiment, aussi spacieux et varié que possible, avec l’atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans oublier les statues et les décorations des pièces. Les images qui doivent rappeler le discours (Quintilien cite comme exemple une ancre ou une arme pour un discours traitant de questions navales ou d’opérations militaires) sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment. Ensuite, dès qu’il s’agit de raviver la mémoire, on parcourt tous ces lieux, tour à tour, et on demande à leur gardien ce qu’on y a déposé.
Ainsi l’orateur antique parcourait-il en imagination son bâtiment de mémoire pendant son discours.

Toutefois, cette mémoire entraînée, que Cicéron juge divine, est très critiquée par Quintilien qui ne voit là que fanfaronnade et charlatanerie. Voici les derniers mots de Quintilien sur l’art de la mémoire :
Je suis loin de nier que ces systèmes peuvent être utiles dans certains cas, comme par exemple, si nous devons redire, dans l’ordre où nous les avons entendus, les noms de beaucoup de choses. (…) Nous pouvons utiliser un nombre énorme de lieux pour nous rappeler tous les mots des cinq livres de Actio secunda in Verrem et nous pouvons même nous les rappeler tous comme s’ils étaient des dépôts en coffre-fort. Mais est-ce que le débit de notre discours ne sera pas inévitablement gêné par la double tâche que nous imposons à notre mémoire. Car comment pouvons-nous nous attendre à ce que nos mots coulent bien dans un discours bien lié, si nous devons nous retourner vers des formes séparées pour chaque mot pris en lui-même ? (…) Mes préceptes seront plus simples .

Ces prétextes « simples » que Quintilien veut substituer à l’art de la mémoire préconisent une intensive étude par cœur, tout en adaptant cependant parfois quelques usages mnémotechniques. Quintilien propose également de visualiser la tablette écrite, la ligne d’écriture telle qu’elle se présente sur la tablette ou sur la page.

Des trois sources latines dont on dispose sur l’art de la mémoire dans l’Antiquité, c’est sur les préceptes rapportés par le professeur de rhétorique inconnu, auteur de l’Ad Herennium, plus que sur Cicéron et Quintilien, que se fondera la tradition occidentale postérieure.

II. Grèce : la mémoire et l’âme
Pour les Grecs, la mémoire fut d’abord une divinité, Mnémosyne, fille de l’union incestueuse d’Ouranos, dieu du Ciel et de sa mère Gaïa, la Terre. Zeus s’unit à elle, en Piérie, pendant neuf nuits de suite. Au bout d’un an, elle lui donna neuf filles : les Muses. Guide du poète, connaissant tout ce qui a été, est et sera, elle a cependant une face négative. Dispensatrice d’illuminations, elle était aussi capable d’obscurcir…
Selon Quintilien, les sources grecques offraient différentes versions de l’histoire de Simonide de Céos, mais elles ne nous sont pas parvenues. Aussi devons-nous nous appuyer sur les trois sources latines pour essayer de reconstituer ce que pouvait être la mémoire artificielle chez les Grecs.

7. Le présocratique Simonide de Céos (556-468)
Simonide de Céos, surnommé l’homme « à la langue de miel » (Simonide Melicus), était l’un des poètes lyriques les plus admirés. Une infime partie de sa poésie a survécu. On lui attribue différentes innovations : il aurait notamment été le premier à demander un paiement pour ses poèmes. Plutarque lui attribue une autre caractéristique : il aurait été le premier à comparer les méthodes de la poésie et celles de la peinture, en créant la théorie qu’Horace devait résumer dans sa fameuse phrase ut pictura poesis. Simonide appela la peinture « une poésie silencieuse » et la poésie « une peinture qui parle ». Le peintre et le poète pensent tous deux avec des images visuelles, qui ont un dénominateur commun avec l’invention de l’art de la mémoire.
Simonide aurait simplement adapté des techniques très anciennes d’art de mémoire utilisées par les aèdes et les conteurs.

Le fragment daté de 400 environ avant Jésus-Christ et connu sous le nom de Dialexeis, contient une petite section sur la mémoire :
C’est une belle et grande invention que la mémoire, toujours utile tant pour le savoir que pour la vie.
Première chose : si tu fais attention, le jugement percevra mieux les choses qui traversent l’esprit.
Deuxièmement, répète ce que tu entends ; car en entendant souvent les mêmes choses, ce que tu as appris te pénètre entièrement la mémoire.
Troisièmement, ce que tu entends, place-le sur ce que tu sais. Par exemple, si on doit se rappeler « Chrysippe », on le place sur « or » et « cheval » (…) Voilà pour les noms.
Pour les choses, procède de la manière suivante ; place le courage sur Mars et Achille ; le travail des métaux, place-le sur Vulcain ; la lâcheté sur Epéios.

On peut donc se demander si le système pédagogique à succès des Sophistes ne faisait pas un usage immodéré de la nouvelle « invention » pour mémoriser très superficiellement un grand nombre d’informations diverses.

8. Aristote et la mémoire artificielle
Aristote connaissait certainement la mémoire artificielle à laquelle il fait référence quatre fois. Mais la plus importante de ces allusions, celle qui a le plus influencé l’histoire postérieure de l’art de la mémoire, se trouve dans le De memoria et reminiscentia. Les grands scolastiques, Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, ont rapproché l’œuvre d’Aristote de l’Ad Herennium. Pour eux, Aristote fournissait la justification philosophique de la mémoire artificielle.

Aristote le Stagyrite, par Juste de Gand (connu de 1473 à 1475), huile sur bois, Musée du Louvre

La théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir est fondée sur la théorie de la connaissance exposée dans le De anima. Les perceptions données par les cinq sens sont d’abord traitées par les facultés de l’imagination ; les images ainsi formées deviennent le matériau de la faculté intellectuelle. C’est la part de l’âme productrice d’images qui rend possibles l’exercice des processus les plus élevés de la pensée. C’est pourquoi l’âme ne pense jamais sans une image mentale.
Pour la scolastique et pour la tradition sur la mémoire qui en est dérivée, la théorie mnémonique et la théorie aristotélicienne de la connaissance se rejoignaient par l’importance qu’elles donnaient toutes deux à l’imagination. L’affirmation d’Aristote selon laquelle il est impossible de penser sans image mentale est toujours citée pour soutenir l’utilisation des images dans la mnémonique. Et Aristote lui-même utilise les images de la mnémonique pour illustrer ce qu’il dit de l’imagination et de la pensée. Penser, dit-il, est une chose que nous pouvons faire chaque fois que nous le voulons, « car il est possible de disposer des choses devant nos yeux exactement comme le font ceux qui inventent des systèmes de mémoire et construisent des images ». Il ajoute que la mémoire appartient à la même partie de l’âme que l’imagination et compare l’image mentale dérivée des impressions sensorielles à une sorte de portrait peint « dont nous appelons mémoire l’état de durée ».
En présence d’un stimulus important, certaines personnes n’en garderont aucune mémoire par suite de leur âge ou d’une maladie, tout comme si l’on appliquait un aiguillon ou un sceau sur de l’eau courante. Chez elles, le dessin ne s’imprime pas parce qu’elles sont usées comme de vieux murs, ou à cause de la résistance de ce qui doit recevoir l’impression. C’est pour cette raison que le très jeune enfant et le vieillard ont peu de mémoire ; ils sont tous deux dans un état mouvant, l’enfant à cause de sa croissance, le vieillard à cause de son déclin. C’est pour la même raison que ni l’homme à l’esprit très vif, ni celui qui a l’esprit très lent, n’ont une bonne mémoire ; le premier est trop mou, le second trop dur ; chez le premier, l’image ne dure pas, chez le second elle ne s’imprime pas .

Aristote fait une distinction entre mémoire et souvenir. Se souvenir, c’est retrouver une connaissance ou une sensation que l’on avait auparavant. C’est un effort délibéré pour trouver sa propre voix parmi les contenus de la mémoire, tentant de retrouver celui qu’on essaie d’évoquer. Dans cet effort, Aristote met l’accent sur deux principes : celui de l’association (en partant de quelque chose de semblable ou de contraire ou d’étroitement lié avec ce que nous cherchons, nous finirons par le trouver) et celui de l’ordre (les mouvements du souvenir suivent le même ordre que les événements eux-mêmes).
Mais il faut un point de départ à partir duquel entamer l’effort de souvenir :
Il arrive souvent qu’on ne puisse pas se rappeler quelque chose immédiatement, mais qu’on puisse chercher ce qu’on veut trouver et finir par le trouver. Cela arrive quand on commence différents mouvements, jusqu’au moment où on commence, finalement, celui qui aboutira à l’objet de la recherche. Car le fait de se souvenir dépend réellement de l’existence potentielle de la cause stimulante… Mais il faut bien tenir son point de départ. C’est pour cette raison que certaines personnes utilisent des lieux (topoi) pour se souvenir. La raison en est que les hommes passent facilement d’un point au point suivant ; par exemple du lait au blanc, du blanc à l’air, de l’air à l’humidité ; après quoi, on se rappelle l’automne, à supposer que l’on essaie de se rappeler cette saison .


9. Platon et les tablettes de cire
Pour évoquer la mémoire, Platon utilise la métaphore du sceau imprimant des tablettes de cire. Dans le Théétète, Socrate suppose qu’il y a un bloc de cire dans nos âmes, « don de la Mémoire, mère des Muses. » Chaque fois que nous voyons, entendons ou pensons quelque chose, nous soumettons cette cire aux perceptions et aux pensées et nous les y imprimons, exactement comme nous réalisons des impressions en nous servant d’anneaux sigillaires. Mais, à la différence d’Aristote, Platon croit qu’il existe une connaissance qui ne dérive pas des impressions sensorielles, qu’il y a, dans notre mémoire, les formes ou les moulages des Idées, des réalités que l’âme connaissait avant sa descente ici-bas. La vraie connaissance consiste à adapter les empreintes tirées des impressions sensorielles au moulage ou à l’empreinte de la réalité supérieure dont les choses d’ici-bas ne sont que le reflet.

Le Phèdre est un traité sur la rhétorique dans lequel la rhétorique n’est pas considérée comme un art de persuasion à utiliser pour en tirer un avantage personnel ou politique, mais comme un art de dire la vérité et de persuader les auditeurs de venir à la vérité. La mémoire n’est pas une « section » de ce traité, concue comme une partie de l’art de la rhétorique : la mémoire au sens platonicien est la base de l’ensemble.
Du point de vue de Platon, la mémoire artificielle, telle que l’utilise un sophiste, ne peut-être qu’une malédiction, une profanation de la mémoire. Une mémoire platonicienne ne devrait pas être organisée aussi vulgairement que cette mnémotechnique, mais en rapport avec les réalités supérieures.

Ce sont les néo-platoniciens de la Renaissance qui ont tenté de réaliser précisément cette entreprise grandiose, dans le cadre de l’art de mémoire (cf. le Théâtre de la mémoire de Giulio Camillo).
On verra que c’est d’Aristote essentiellement que dépend la forme prise par l’art de la mémoire dans la scolastique et au Moyen Âge. En revanche, Platon sera essentiel pour l’art de la mémoire à la Renaissance.

10. Métrodore de Scepsis et le zodiaque
Métrodore de Scepsis inventa le système mnémonique céleste en introduisant les étoiles dans l’art de mémoire. Homme de lettres vivant à l’époque de Cicéron, il fut l’auteur de plusieurs ouvrages sur la rhétorique. Quintilien déclare que Métrodore avait trouvé trois cent soixante lieux dans les douze signes parcourus par le soleil. En effet, l’ordre des douze signes zodiacaux donne immédiatement un ordre que l’on peut mémoriser facilement. Métrodore fit faire un nouveau pas en avant à l’art de mémoire dans le cadre de la mémoire pour les mots. Il utilisait probablement des notae ou des symboles sténographiques. L’introduction des images du décan dans la mémoire pouvait faire penser à des images magiques et faire soupçonner la mnémonique de Métrodore d’avoir partie liée avec les « arts chaldéens ».

11. Apollonios de Tyane, mage du néo-pythagorisme
Apollonios était allé en Inde. Il étudia auprès d’un brahmane qui lui déclara que la mémoire était la déesse qu’il révérait le plus et l’initia à l’astrologie et à la divination. Dans sa Vie d’Apollonios de Tyane, Philostrate rapporte cette anecdote :
Euxème demanda à Apollonios pourquoi il n’avait encore rien écrit, alors qu’il était plein de nobles pensées et qu’il s’exprimait si clairement et si facilement ; Apollonios lui répondit : « Parce que, jusqu’à présent, je n’ai pas pratiqué le silence. » A partir de ce jour, il prit la décision d’être muet, et il ne dit plus un mot bien que ses yeux et son esprit enregistrassent tout et le missent en dépôt dans sa mémoire. Même quand il fut plus que centenaire, il avait une meilleure mémoire que Simonide et il avait l’habitude de chanter un hymne à la gloire de la mémoire, dans lequel il disait que toutes choses s’effacent avec le temps mais que le souvenir rend le temps lui-même ineffaçable et immortel.

Au Moyen Âge, après des siècles de tradition souterraine, la leçon d’Apollonios de Tyane réapparut sous le nom d’Ars notaria, art magique de la mémoire que l’on attribuait tantôt à Apollonios, tantôt à Salomon. Celui qui pratiquait l’Ars notaria regardait des figures ou des diagrammes aux signes étranges, appelés notae , tout en récitant des prières magiques. Il espérait acquérir ainsi la connaissance, ou la mémoire, de tous les arts et de toutes les sciences. Ce descendant bâtard de l’art classique de la mémoire fut considéré comme un type de magie noire et sévèrement condamné par saint Thomas d’Aquin.

12. Saint Augustin
Peu de penseurs ont médité plus profondément sur les problèmes de la mémoire et de l’âme que saint Augustin, le professeur païen de rhétorique, qui raconte sa conversion au christianisme dans ses Confessions. Cet extrait des Confessions montre que saint Augustin possédait probablement une mémoire exercée selon la mnémonique classique.
J’arrive aux domaines et aux vastes palais de la mémoire où se trouvent les trésors d’innombrables images, qu’on y a apportées en les tirant de toutes les choses perçues par les sens ; y sont déposés tous les produits de notre pensée, obtenus en amplifiant ou en réduisant les perceptions des sens ou en les transformant d’une manière ou d’une autre ; j’y trouve aussi tout ce qui a été mis en dépôt et en réserve et qui n’a pas été encore englouti et enterré par l’oubli. Quand j’entre là, j’évoque toutes les images que je veux. Certaines se présentent tout de suite, d’autres se font désirer plus longtemps, comme si je les tirais de réceptacles plus secrets. D’autres accourent en masse et, alors que j’en cherche et que j’en veux d’autres, elles se mettent en avant avec l’air de dire : « Ne serait-ce pas moi ? »
Et moi, avec la main de l’esprit, je les chasse du souvenir, jusqu’à ce que celle que je cherche se dévoile et quitte sa retraite pour se présenter à ma vue. D’autres viennent docilement, en groupes ordonnés, au fur et à mesure que je les appelle ; les premières se retirent devant les suivantes et, en se retirant, elles sont cachées à ma vue, prêtes à revenir quand je le veux. Toutes choses qui se produisent quand je dis quelque chose par cœur .

Saint Augustin va plus loin et essaie de trouver Dieu dans sa mémoire, mais ce n’est pas en tant qu’image et il n’est dans aucun lieu :
Tu as fait à ma mémoire l’honneur d’y résider, mais dans quelle zone y résides-Tu ? Voilà ce que je me demande. Car, pensant à Toi, j’ai laissé les zones où se trouvent aussi les bêtes, car je ne pouvais pas Te trouver au milieu des images des choses corporelles ; je suis parvenu aux zones auxquelles j’ai confié les sentiments de mon esprit, et je ne T’y ai pas trouvé. Je suis entré dans le siège même de mon esprit… Tu n’y étais pas non plus… Pourquoi chercher davantage en quel lieu Tu habites ? Comme s’il y avait là des lieux… De lieu, il n’y en a pas ; nous avançons, nous reculons et il n’y a pas de lieu …


Saint Augustin, Père de l’Eglise, par Stock (Vranck van der), avant 1425-1495, Dessins, Musée du Louvre

C’est en chrétien que saint Augustin cherche Dieu dans la mémoire, et en chrétien platonicien qui croit que la connaissance du divin est innée dans la mémoire. Bien plus, saint Augustin déclare, dans ses Confessions, que c’est la lecture de l’ouvrage perdu de Cicéron, l’Hortensius (nom d’un ami de Cicéron particulièrement doué pour la mémoire), qui l’a amené à avoir, pour la première fois, des pensées profondes sur la religion, et qui a « transformé (ses) sentiments et a tourné (ses) prières de Ton côté, ô Seigneur ».
Saint Augustin accordait à la mémoire l’honneur suprême d’être une des trois facultés de l’âme. En effet, la Mémoire, l’Intellect et la Volonté étaient l’image en l’homme de la Trinité.


DEUXIÈME PARTIE
L’ART DE MEMOIRE MONASTIQUE :
HEURISTIQUE ET FABRICATION DES IMAGES

I. Métamorphose médiévale de l’art classique de la mémoire
1. Marcianus Capella et De nuptiis Philologiae et Mercurii
Pendant la terrible période de catastrophe que fut la première moitié du Ve siècle (le sac de Rome par Alaric en 410, la mort de saint Augustin pendant le siège d’Hippone par les Vandales en 430…), le Carthaginois Marcianus Capella écrivit son De nuptiis Philologiae et Mercurii, ouvrage qui préserva, pour le Moyen Âge, le schéma du système pédagogique de l’Antiquité, fondé sur les sept arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie). Au cours de l’exposé qu’il fait des parties de la rhétorique, Marcianus donne, dans le chapitre consacré à la mémoire, une brève description de la mémoire artificielle. On connaissait l’Ad Herennium dans les cercles de rhétorique d’Afrique du Nord : Marcianus, saint Augustin, saint Jérôme le connaissaient donc parfaitement.
Cependant, Marcianus semble recommander surtout Quintilien et sa méthode pour mémoriser : visualiser la tablette, ou la page du manuscrit, sur laquelle est écrite la matière à retenir — cette matière doit être divisée en parties clairement définies et accompagnées de signes distinctifs, ou notae, pour renvoyer à des points particuliers —, et la confier à la mémoire en murmurant doucement.

Le De nuptiis Philologiae et Mercurii (Noces de Philologie et de Mercure), l’épouse reçut en cadeau de mariage les sept arts libéraux, personnifiés par des femmes. La Grammaire est une vieille femme sévère, qui porte un couteau et une lime pour éliminer les fautes grammaticales des élèves. La Rhétorique est une grande et belle femme qui porte une robe richement décorée avec les figures du discours et brandit des armes avec lesquelles blesser ses adversaires… Les personnifications des arts libéraux correspondent particulièrement bien aux règles pour les images dans la mémoire artificielle : belles ou laides de manière frappante, ayant avec soi des images secondaires destinées à rappeler leurs parties, comme l’homme de l’Ad Herennium dans l’image du procès.

2. Prima Rhétorica et Nova Rhetorica
Enfin, dans le monde du début du Ve siècle, envahi par les Barbares, la voix des orateurs se tut. L’étude se retira dans les monastères et l’art de la mémoire à des fins oratoires perdit toute nécessité. L’un des fondateurs du monachisme, Cassiodore, ne mentionne pas la mémoire artificielle dans la section de son encyclopédie des arts libéraux qui concerne la rhétorique. Isidore de Séville et Bède le Vénérable ne la mentionnent pas non plus.
Quand Charlemagne demanda à Alcuin de venir en France pour l’aider à restaurer le système pédagogique de l’Antiquité dans le nouvel empire carolingien, Alcuin écrivit un Dialogue sur la Rhétorique et les Vertus, dans lequel Charlemagne cherche à s’instruire sur les cinq parties de la rhétorique :
Charlemagne : Que vas-tu dire maintenant de la Mémoire, que je pense être la partie la plus noble de la rhétorique ?
Alcuin : Que dire en fait, je peux seulement répéter les mots de Marcus Tullius : « La mémoire est la salle au trésor de toutes les choses et, si l’on n’en fait pas la gardienne de ce que l’on a pensé sur les choses et sur les mots, nous savons que tous les autres dons de l’orateur, quelque excellents qu’ils puissent être, seront réduits à rien. »
Charlemagne : N’y a-t-il pas d’autres préceptes qui nous disent comment on peut l’acquérir ou l’accroître ?
Alcuin : Il n’y en a pas d’autres, à part s’exercer à apprendre par cœur, pratiquer l’écriture, s’appliquer à l’étude et éviter l’ivresse qui fait le plus grand mal à toute étude sérieuse.

Alcuin avait peu de livres à sa disposition. Sa rhétorique est une compilation de deux sources seulement : le De inventione de Cicéron et la rhétorique de Julius Victor, qui ne mentionne la mémoire artificielle qu’avec mépris et en passant. Il ignorait l’Ad Herennium bien qu’il en existât plusieurs manuscrits au IXe siècle.

Cependant, la majorité des manuscrits de l’Ad Herennium date du XIIe au XIVe siècle, période où le succès de l’ouvrage semble avoir été le plus grand. Et tous les manuscrits d’alors attribuaient l’ouvrage à « Tullius » (Cicéron). On l’associait au De inventione, qui est vraiment de Cicéron. L’habitude de grouper les deux ouvrages dans les manuscrits était certainement établie dès le XIIe siècle. On donne d’abord le De inventione, appelé Prima Rhetorica, que l’on fait suivre immédiatement de l’Ad Herennium, intitulé Seconda Rhetorica (ou Nova Rhetorica). Jusqu’au XVe siècle, cette classification fut universellement acceptée. Cette association a une très grande importance si l’on veut comprendre la forme qu’a prise la mémoire artificielle au Moyen Âge. Car dans la Prima Rhetorica, Tullius s’intéressait beaucoup à l’éthique et aux vertus, comprises comme les « inventions » ou les « choses » dont l’orateur doit s’occuper dans son discours. Et, dans la Nova Rhetorica, Tullius donnait les règles qui permettaient d’emmagasiner dans la salle au trésor de la mémoire les « choses » inventées.
Au Moyen Âge, ces « choses » se rapportaient au salut ou à la damnation, concernaient les articles de la foi, les routes qui menaient au ciel ou à l’enfer. C’est là ce qu’on sculptait dans les églises ou les cathédrales, ce qu’on peignait sur les vitraux ou les fresques. Et c’était là ce que l’on désirait surtout se rappeler grâce à l’art de la mémoire, qui devait être utilisé pour fixer les thèmes complexes de la pensée didactique médiévale. Dès lors, la métamorphose médiévale de l’art classique de la mémoire ne peut plus s’apparenter seulement à une mnémotechnique.
Il faut noter de surcroît que la mémoire artificielle du Moyen Âge s’appuyait exclusivement sur la section de l’Ad Herennium concernant la mémoire, que l’on étudiait sans s’aider des deux autres sources latines. Si quelques esprits choisis ont pu, ici et là, au Moyen Âge, rencontrer les textes de Cicéron et de Quintilien sur la mnémonique, il est certain que, jusqu’à la Renaissance, la tradition ne connaissait pas, en général, ces sources.

3. Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin
Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin lurent le De inventione de Cicéron et accordèrent toute leur attention aux définitions qu’il donne des quatre vertus cardinales et de leurs parties. C’est pourquoi leurs traités scolastiques sur l’Ars memorativa ne font pas partie d’un ouvrage sur la rhétorique, comme c’était le cas dans l’Antiquité, mais se sont déplacés de la rhétorique à l’éthique. Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin traiteront de la mémoire comme d’une partie de la Prudence.
Toutefois, il semble peu vraisemblable qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin aient été à l’origine de ce transfert capital. L’interprétation « prudentielle » ou morale de la mémoire artificielle existait sans doute dès le début du Moyen Âge.

Au début du Moyen Âge, la tradition rhétorique classique prit la forme de l’Ars dictaminis, technique de l’art épistolaire et du style à utiliser dans la procédure administrative. À la fin du XIIe, l’école bolonaise de dictamen était renommée à travers toute l’Europe. L’un des membres les plus connus de cette époque était Boncompagno da Signa, auteur de la Rhetorica novissima. Une veine de mysticisme parcourt cette école, qui a tendance à situer la rhétorique dans un cadre cosmique, à l’élever jusqu’à une « sphère de quasi-sainteté où elle rivalise avec la théologie ». Boncompagno da Signa suggère que la persuasio a une origine surnaturelle, qu’elle existait certainement dans les cieux car, sans elle, Lucifer n’aurait jamais pu persuader les anges de s’unir à lui dans sa chute. Et la métaphore, ou transumptio, a été, sans aucun doute, inventée au Paradis terrestre. Mais l’excentrique Boncompagno da Signa ne donne pas de règles pour la mémoire. Mais il crée en chaque homme la mémoire du Paradis et de l’Enfer. Pour le reste, il se contente de mentionner les « signes de mémoire » tirés des Ecritures. Par exemple, le chant du coq, qui rappelle quelque chose à saint Pierre est un signe de mémoire. Il est possible que l’œuvre marginale de Boncompagno da Signa ait servi d'arrière-plan aux formules soigneusement révisées qu'Albert le Grand et saint Thomas ont proposées pour les règles de la mémoire.

Albert le Grand a dû connaître la rhétorique mystique de l’école bolonaise. Devenu membre de l’ordre dominicain en 1223, il étudia au couvent dominicain de Bologne et eut probablement des contacts avec l’école bolonaise de dictamen. L’éducation de la mémoire, conçue comme activité vertueuse et recommandée par Albert le Grand et son élève saint Thomas, dans leur Summa, allait connaître un développement extraordinaire. Ils ont considéré comme acquis que « la mémoire artificielle » concernait le souvenir du Paradis et de l’Enfer, ainsi que les vertus et les vices conçus comme « signes mnémoniques », qui doivent nous aider à gagner le Ciel et éviter l’Enfer.
Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin feront également l’examen des préceptes de la mémoire artificielle en utilisant les termes de la psychologie aristotélicienne exposée dans le De memoria et reminiscentia. Leur conclusion fut qu’Aristote confirmait les règles de Tullius : la mémoire artificielle s’élevait d’un cran. En général, la rhétorique était plutôt rabaissée par la scolastique car celle-ci tourne le dos à l’humanisme du XIIe siècle. Mais cette partie de la rhétorique qu’est la mémoire artificielle quitte sa place à l’intérieur du système des arts libéraux pour devenir non seulement une partie d’une vertu cardinale, la Prudence, mais aussi un objet tout à fait digne de l’analyse dialectique.

a) Le De bono d’Albert le Grand :
Traité sur le « bien » ou sur la morale, le De bono est composé de chapitres qui portent sur les quatre vertus cardinales : la Force, la Tempérance, la Justice et la Prudence. Ces vertus sont abordées par l’intermédiaire des définitions qu’en donne la Prima Rhetorica de Tullius (c’est-à-dire le De inventione). Les trois parties de la Prudence seront donc memoria, intelligentia et providentia.
Le premier articulus rejette les objections qui pourraient être faites contre l’introduction de la mémoire dans la Prudence.
Le deuxième articulus analyse l’ars memorandi donné par Tullius dans la Seconda Rhetorica. Les règles pour les lieux et pour les images sont empruntées mot à mot à l’Ad Herennium. Albert le Grand, pour sa part, recommande de n’utiliser que des lieux de mémoire « réels », mémorisés dans des édifices réels, sans construire de systèmes imaginaires. Le meilleur type de bâtiment où former des lieux de mémoire efficaces, « solennels et rares » serait une église…
Puis l’analyse s’ouvre par la définition de la mémoire naturelle et de la mémoire artificielle. Cette dernière est un habitus, elle appartient à la partie rationnelle de l’âme, touchant à ce qu’Aristote appelle la réminiscence. Ainsi, Albert le Grand, philosophe et théoricien de l’âme, est-il le premier à réaliser la synthèse entre la réminiscence selon Aristote et la section de l’Ad Herennium sur l’éducation de la mémoire. D’après le De anima, il développe la distinction aristotélicienne entre la mémoire et la réminiscence pour faire une division entre la mémoire — qui appartient à la partie sensitive de l’âme — et la réminiscence, qui se trouve dans la partie intellectuelle.

Rappelons que l’Ad Herennium donnait deux types d’images : l’une pour les choses, l’autre pour les mots. La mémoire pour les choses cherche à évoquer des notions en recourant seulement à des images ; la mémoire pour les mots cherche à rappeler chaque mot au moyen d’une image.
Pour Albert le Grand : 1. les images aident la mémoire ; 2. On peut se rappeler de nombreux propria (les faits eux-mêmes) grâce à quelques images ; 3. bien que les propria (les faits eux-mêmes) donnent une information plus exacte sur la chose elle-même, les metaphorica (métaphores) « émeuvent l’âme davantage et aident donc mieux la mémoire », car le merveilleux frappe la mémoire plus que l’ordinaire. C’est là une nouveauté introduite par Albert le Grand dans une scolastique sévère qui rejetait la métaphore et la Poésie et luttait contre l’imagination. Ici, les règles pour les images admettent la métaphore et le fabuleux, pour leur pouvoir d’excitation. C’est ainsi que les imagines agentes (images fortes, barbouillées de rouge comme des acteurs, comiques ou ridicules, belles ou répugnantes, ornées de pourpre) passent elles aussi de l’Antiquité aux traités scolastiques sur la mémoire comme une partie de la Prudence…
Albert le Grand fait de plus une allusion au tempérament mélancolique et à la mémoire. Selon la théorie reconnue des humeurs, la mélancolie, sèche et froide, aidait à produire de bonnes mémoires car le mélancolique reçoit des images des impressions plus fortes et il les retient plus longtemps que les autres tempéraments. Cependant le tempérament spécifique de la réminiscence (reminiscibilitas) est une espèce fumosa et fervens de mélancolie. Ce n’est pas la mélancolie sèche-froide de la mémoire mais une mélancolie sèche-chaude, la mélancolie intellectuelle, inspirée.

b) La Summa de Saint Thomas d’Aquin :
Doté, déjà tout enfant, d’une mémoire exceptionnelle, Thomas d’Aquin l’éduqua par la suite sous la direction d’Albert le Grand à Cologne. On disait que sa mémoire avait une telle capacité qu’il était capable de retenir tout ce qu’il lisait. Comme Albert le Grand, saint Thomas, dans sa Summa Theologiae, traite de la mémoire artificielle sous le titre de la vertu de Prudence. Et, comme lui, il a écrit un commentaire sur le De memoria et reminiscentia d’Aristote, dans lequel on trouve des allusions à l’art de Tullius.
« L’homme ne peut pas comprendre sans images (phantasmata) ; l’image est un simulacre d’une chose corporelle, mais la compréhension est compréhension des universaux, qu’il faut abstraire des particuliers. » Cette formule exprime la base même de la théorie de la connaissance à la fois chez Aristote et chez saint Thomas.
Ce qui précède montre clairement à quelle partie de l’âme appartient la mémoire, c’est-à-dire à la même partie que l’imagination. Et peuvent être retenues per se les choses dont il existe une image, c’est-à-dire les choses sensibles (sensibilia). Mais les choses intelligibles (intelligibilia) peuvent être retenues per accidens, parce que l’homme ne peut les appréhender qu’avec un phantasma. Et c’est pourquoi nous nous rappelons moins facilement les choses qui ont une portée subtile et spirituelle, tandis que nous nous rappelons plus facilement celles qui sont grossières et relèvent des sens. Et si nous voulons nous rappeler plus facilement des notions intelligibles, nous devons les lier à une sorte de phantasmata, comme nous l’enseigne Tullius dans sa Rhétorique .

Dans la suite du commentaire, saint Thomas d’Aquin analyse les deux points principaux de la théorie d’Aristote sur la réminiscence, c’est-à-dire le fait qu’elle dépend de l’association et de l’ordre. Ainsi les théorèmes mathématiques sont-ils faciles à mémoriser par suite de leur ordre. Pour lui, la réminiscence est propre à l’homme alors que les animaux possèdent la mémoire. Néanmoins, le fait que les gens qui essaient de se rappeler se frappent la tête et agitent le corps montre que cet acte est en partie corporel.

Le Triomphe de saint Thomas d’Aquin, par Benozzo di Lese di Sandro, dit Gozzoli, 1422-1497, Huile sur bois, Louvre

Saint Thomas donne quatre préceptes dont on peut tirer profit pour avoir une bonne mémoire :
1. Inventer des symboles et des images appropriés aux choses que l’on veut se rappeler et qui retiendront l’âme avec force
2. Placer les choses que l’on veut se rappeler dans un ordre déterminé
3. S’arrêter avec soin sur les choses qu’on veut se rappeler et s’y attacher avec intérêt car ce qui est imprimé dans l’âme s’en échappe moins facilement. « Le soin conserve tout l’éclat des images des choses ».
4. Méditer souvent sur ce qu’on veut se rappeler. Les choses auxquelles nous pensons souvent, nous nous les rappelons facilement, en passant de l’une à l’autre, comme dans un ordre naturel.

Ainsi fut fixée la mémoire artificielle scolastique, suivant dans une certaine mesure les règles de Tullius tout en les transformant selon des intentions morales et pieuses. De ce fait, les imagines agentes, ces images extraordinaires de beauté ou de laideur, ont dû être moralisées et transformées en de belles ou hideuses figures humaines, conçues comme les « symboles corporels » d’intentiones spirituelles — celles de gagner le Paradis et d’éviter l’Enfer — mémorisées à partir d’une disposition ordonnée dans un édifice « solennel ». C’est ce que Frances A. Yates nomme « la métamorphose médiévale de l’art classique de la mémoire. »

L’intention des érudits dominicains était d’utiliser la leçon aristotélicienne nouvellement découverte pour préserver et défendre l’Eglise contre les hérétiques, en réexaminant, de son point de vue, le corps existant des connaissances. Et la mémoire artificielle devint une partie d’une des vertus cardinales. Si l’âge de la scolastique a connu une telle floraison d’images, dans l’art religieux, bien que la poésie ait été aux yeux de la scolastique « la plus basse de toutes les formes du savoir », c’est sans doute que Thomas d’Aquin a justifié l’utilisation de la métaphore et des images dans les Ecritures.

4. Importance religieuse et morale de la Mémoire :
La mémoire n’avait pas seulement une importance pratique pour les hommes du passé, mais aussi une importance religieuse et morale. Saint Augustin, le grand orateur chrétien avait fait de la Mémoire une des trois facultés de l’âme, et Tullius (c’est-à-dire Cicéron et l’auteur anonyme de l’Ad Herennium) en fit une des trois parties de la prudence. L’art didactique chrétien héritait de ces leçons. E. Panofsky a même suggéré que la grande cathédrale gothique ressemble à une somme scolastique, dans la mesure où elle est disposée selon « un système de parties homologues et de parties de parties ».

La recommandation exceptionnelle de l’art de la mémoire, sous la forme de symboles corporels disposés en ordre, devait avoir des résultats d’une grande portée. Si, en effet, Simonide fut l’inventeur de l’art de la mémoire et Tullius le professeur, saint Thomas d’Aquin en devint, en quelque sorte, le saint patron. L’ énorme masse des nombreux traités d’Ars memorativa qui parurent surtout à partir du XVe siècle placent, jusqu’au XIXe siècle, saint Thomas parmi les grands maîtres de la mémoire.
L’âge de la scolastique est un âge où la connaissance s’est accrue. C’est aussi un âge de Mémoire, où l’on doit créer un nouveau système d’images pour fixer dans la mémoire les nouvelles connaissances. Les grands thèmes de la doctrine chrétienne et de son enseignement moral devenaient plus complexes. En particulier, le schéma des vices et des vertus se compléta. On rendit ses définitions plus précises et son organisation plus stricte.
Les frères firent renaître l’art oratoire dans la prédication et, de fait, la prédication fut l’objectif principal de la fondation de l’ordre dominicain, Ordo Praedicatorum. C’est donc aussi pour se rappeler les sermons, métamorphose médiévale de l’art oratoire, qu’on utilisa la nouvelle mémoire artificielle. Désormais, le prédicateur avait besoin de Summa d’exemples et de comparaisons, grâce auxquelles il pourrait trouver facilement les formes corporelles avec lesquelles habiller les intentiones spirituelles qu’il désirait imprimer dans l’âme et dans la mémoire de ses auditeurs (il y avait beaucoup de compilations de ce genre destinées aux prédicateurs, cf. L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris-Toulouse, 1927).
Cette prédication s’efforçait surtout d’inculquer les articles de la Foi en les liant à une morale sévère, dans laquelle la vertu et le vice étaient clairement délimités et opposés. On mettait très vivement en relief les récompenses ou châtiments réservés par l’au-delà. Telle était la nature des « choses » que le prédicateur-orateur devait mémoriser.
Les traités sur la mémoire artificielle se diffusèrent si bien qu’on les traduisit en langue vulgaire afin que les laïcs eux-mêmes puissent l’utiliser pour leurs exercices de dévotion. C’est ainsi que l’art de la mémoire a créé un système d’images — galeries de symboles inhabituels et frappants — qui s’est traduit dans les créations de l’art et de la littérature.
Et même s’il faut garder présente à l’esprit l’idée qu’une représentation visuelle extériorisée dans l’art proprement dit doit être distinguée des galeries invisibles de la mémoire, il peut être cependant fructueux d’envisager quelques œuvres d’art du début du XIVe siècle du point de vue de la mémoire (notamment chez Giotto, ou encore la fresque de l’Enfer peinte au XIVe siècle dans l’église dominicaine de Santa Maria Novella, où l’Enfer est divisé en lieux indiquant les péchés qui y sont commis…).
Frances A. Yates émet l’hypothèse que l’Inferno de Dante peut être considéré comme une espèce de système de mémoire destiné à mémoriser l’Enfer et ses châtiments, à l’aide d’images frappantes distribuées sur une série ordonnée de lieux.
En ce qui concerne la transition de la mémoire médiévale à celle de la Renaissance, Pétrarque est constamment cité, dans la tradition sur la mémoire, comme une autorité incontestable dans le domaine de la mémoire artificielle. Mais il ne nous reste aucun des ouvrages où il abordait ce sujet.

Est-ce que la mémoire peut expliquer l’amour du Moyen Âge pour le grotesque et le bizarre ?
La prolifération d’images nouvelles, au XIIIe et au XIVe siècle est-elle liée à l’importance renouvelée que la scolastique donnait à la mémoire ?
Ce qui est certain, c’est que l’art de la mémoire au Moyen Âge combina étrangement avec la mnémotechnique la marque toute singulière de sa ferveur religieuse.

II. La mémoire : une architecture pour la pensée
Il faut insister maintenant sur le fait que l’art de mémoire n’a pas pour seul but la répétition d’un matériau stocké au préalable. La mémoire n’est pas statique, tenant la pensée captive. Elle est au contraire mobile et créative car elle fournit à l’orateur les moyens d’inventer son matériau à l’avance et, surtout, sur le moment. Il est donc plus opératoire de considérer la memoria comme un art de la composition, favorisant imagination et créativité.


Labyrinthe de la cathédrale d’Amiens

Ce sont les schèmes et les tropes de l’Ecriture qui, au Moyen Âge, ouvrent la voie de la méditation et lui donnent son orientation particulière. À la manière de sites repérables sur une carte, ils fonctionnent comme des stations jalonnant le chemin : il faut s’y arrêter et y séjourner avant de poursuivre.
Une autre image, celle du pain, est opératoire : la lecture efficace exige du moine qu’il « mange le livre », les tropes pouvant être assimilés au pain de l’Ecriture. Plus ils sont longs à « mâcher », plus ils sont difficiles, et plus riche est la nourriture qu’ils apportent à l’esprit absorbé dans le travail de la mémoire.

Les moines ont certes construit un art, une discipline de la mémoire, à partir des sources antiques :la memoria monastique, tout comme la memoria romaine, est une mémoire qui se fonde sur les lieux et la fabrication d’images mentales destinées à faire travailler l’esprit. Le mot latin inventio (une des cinq parties de la rhétorique) a donné en français deux mots distincts : l’inventaire et l’invention. L’inventaire suppose un ordre. Et dresser un inventaire est une condition pour l’invention. On ne peut créer sans un fond de mémoire inventorié et localisé, où puiser.

L’art monastique a fait, lui aussi, de la « mémoire localisante » son schème fondateur. C’est de par cette dernière fonction — la fabrication de « lieux mentaux » qui « rassemblent » (collocare) — et dans lesquels on peut « puiser » (tractare) que la memoria et l’invention se rejoignent à l’intérieur du même processus cognitif.

Les manuscrits monastiques contiennent des mots et des images, des diagrammes, des illustrations pleine page. Ces images ne sont pas de simples adjuvants à la compréhension. Mots et images constituent deux parcours possibles au sein de la même activité mentale, l’invention. Outre un répertoire verbal, on apprenait à se constituer un répertoire d’images.
Pour les auteurs monastiques, la pictura est une composition d’images qui peut prendre la forme soit d’un arrangement tangible grâce à un support visuel, soit d’une description verbale faite pour « l’œil de l’âme ».

4. Saint Paul et l’architecte :
Telle une vaste superstructure, la mnémonique architecturale, dans la culture monastique, se fonde sur un texte capital de saint Paul qui, dans la Première Epître aux Corinthiens (III, 10-17), se compare à un bon architecte :
Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, celui-là, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est sacré, et ce temple, c’est vous.

Dans la chrétienté médiévale, ce passage de saint Paul servit bientôt de texte de référence à une mnémotechnique hautement sophistiquée qui utilisait le planus (parfois aussi l’elevatio) d’un bâtiment comme structures de la méditation allégorique et morale, « superstructures » (superaedificationes) de la sacra pagina. Ainsi, dès les débuts de la chrétienté, le trope architectural est associé à l’invention, au double sens de « découverte » et « d’inventaire ». La mnémotechnique a désormais valeur heuristique.
Vous êtes le temple de Dieu et c’est à votre mémoire qu’est confiée l’invention des superstructures que vous édifierez. Ce thème paulinien ne cesse de faire retour, sous une forme concrète, dans les œuvres littéraires, dans l’architecture monastique et dans l’ornementation qui caractérise ces deux supports.

5. Grégoire le Grand :
Grégoire le Grand, reprenant les « quatre sens » de l’exégèse biblique, les a traduits en une mnémonique efficace, un instrument de composition fonctionnant sur le modèle des circumstantiae de l’invention (par exemple, qui a écrit quoi, où, quand et comment ?) de la rhétorique antique des tribunes :
D’abord nous posons les fondements du sens littéral (historia) ; puis, au moyen de l’interprétation typologique, nous érigeons la fabrique de notre esprit dans la cité murée de la foi ; enfin, de par la grâce de notre jugement moral, qui est comme un surplus de couleur, nous habillons l’édifice .

Grégoire fait ici de l’acte d’interprétation biblique un processus d’invention, un acte de composition et de fabrication. Pour les auteurs monastiques, chaque verset de la Bible devint ainsi un creuset dans lequel venaient s’assembler les éléments les plus lointains et les plus improbables, à mesure qu’opérait la mémoire associative. Le creuset accueillait ainsi toutes les associations — qu’elles soient produites à partir de l’assonance ou de la dissemblance, ou qu’elles résultent de la consonance et de la ressemblance. Ainsi se construisait un réseau de mémoire.

6. Hugues de Saint-Victor :
Le caractère inventif du trope de l’architecte demeure apparent dans l’usage qui en fut fait au XIIe siècle. Le grand maître, Hugues de Saint-Victor, déclare que, puisque l’écriture sacrée ressemble à un édifice, ceux qui l’étudient doivent être tels des maçons, des architecti.
Considère le travail du maçon. Une fois le fondement posé, il déroule son cordeau sur une ligne droite, suspend son fil à plomb, puis pose une à une les pierres soigneusement polies de manière à les aligner. Il demande ensuite d’autres pierres, puis d’autres encore (…) Vois, à présent, tu en es venu à la lecture, tu es sur le point de construire l’édifice spirituel. Déjà, les fondements de l’histoire sont déposés en toi : il te reste à poser les bases de la superstructure. Tu déroules ton cordeau, tu l’alignes précisément, tu places les pierres d’angle à l’intérieur du cours et, parcourant le cours, tu désignes l’emplacement, pour ainsi dire, des futurs murs. (Didascalicon, VI, 4)

Mary Carruthers signale que ce passage rappelle le texte de saint Paul, sans le mentionner directement, procédé très répandu, destiné à favoriser la memoria intertextuelle.
Un étudiant doit utiliser l’édifice mental qu’il a construit à partir de sa connaissance « historique » de la Bible — c’est-à-dire de « l’histoire » qu’elle raconte — comme une structure susceptible d’accueillir tous les fragments du savoir qu’il acquerra par la suite. De telles « superstructures » (le mot est de saint Paul), qui s’élaborent en vertu de la mnémotechnique, sont utiles, non pas comme simples procédés de reproduction (de « par cœur »), mais comme moyen de rassembler et de se remémorer des mécanismes avec lesquels on pourra composer les grandes lignes de son savoir et intégrer dans la structure tout ce qu’on découvrira après coup dans les livres et le réseau complexe des opinions que l’on rencontrera tout au long de sa vie.

III. Fabrication des images par et pour la mémoire :
8. L’exemple des constellations
En organisant les étoiles en constellations, ce n’est pas la représentation (mimesis) que l’on vise : on cherche à aider les hommes, qui ont besoin de trouver la position de diverses étoiles, à les repérer au moyen d’un schéma reconnaissable qu’ils peuvent immédiatement, et sans risque d’erreur, aller chercher dans leur mémoire. Une carte du ciel relève donc à la fois solemnis et du rarus, pour reprendre les deux qualités chères à Albert le Grand. Les constellations sont des outils mnémotechniques.

Orion

De même les calembours, les fausses étymologies des noms des étoiles sont l’expression d’une technique mnémonique très répandue. Toute histoire qui vise ainsi à faciliter l’inventaire d’un savoir élémentaire est une fable étiologique ou « inventoriante » (M. Carruthers). Elles offrent une forme susceptible d’accueillir un matériau ; en même temps qu’elles relatent, elles relient les uns aux autres plusieurs éléments d’information à l’intérieur d’un réseau organisé immédiatement mémorisable. Notons que le récit mnémonique (par exemple, les Fables d’Esope) était un genre littéraire très cultivé dans les écoles hellénistiques, qui en avaient fait l’un des instruments de base de la memoria.
Les alchimistes qui noyaient leur savoir dans d’étranges récits, encodant les procédures et les ingrédients de diverses transmutations chimiques, utilisaient la mnémotechnique, qui veut que l’on conserve un souvenir plus vivant et précis des choses bizarres et frappantes (sexe, violence, étrangeté, exagération…) que des choses banales.

9. Memoria verborum et memoria rerum
La memoria verborum était une tâche initiale qui pouvait s’accomplir sans le support de la pensée, une mémoire par cœur (verbaliter ou verbatim), réservée aux enfants et esclaves. Xénophon déclare que les rhapsodes homériques, véritables livres vivants du monde méditerranéen antique, exercés à réciter les textes canoniques mot pour mot, étaient « très respectueux des mots exacts d’Homère, mais eux-mêmes très stupides. »
En revanche, la memoria rerum était une tâche induisant la sagesse et fortifiant le caractère. Elle pouvait contribuer à parfaire l’âme et s’édifiait sur des choses que l’habitude avait permis d’emmagasiner verbaliter, certes, mais s’édifiait à partir des balises que ces choses représentaient, en tant que liens dans des chaînes (catenae) associatives. L’éducation de l’individu n’avait par pour but de le transformer en livre vivant (au moyen de la répétition par cœur, apanage de l’imbécile), mais d’en faire une « concordance vivante », apanage de la prudence et de la sagesse.

10. Une carte pour le souvenir : le pèlerinage à Jérusalem
Saint Jérôme voit l’acte du pèlerinage comme une pause méditative, un retour réflexif au sein de la mémoire, à partir des images mentales qu’il a construites au fil de ses lectures. Les pèlerins ne venaient donc pas à Jérusalem pour voir quelque chose de nouveau, mais pour se remémorer des choses connues d’eux depuis longtemps. C’est ainsi que les « lieux » deviennent « communs » au sens propre du terme. Les processions de pèlerins constituent des itinéraires et des réseaux parmi les souvenirs qui jalonneront les sites textuellement dérivés.
L’activité physique est l’exact reflet de l’activité mentale à laquelle s’adonnent les pèlerins.

11. Une petite histoire du centon
C’est le centon qui sauva Virgile ! Un centon est un poème ludique prenant la forme d’un pastiche de fragments de vers empruntés à un poète canonique. Il n’a d’efficacité qu’auprès d’un public qui a du poète original une connaissance aussi intime que le compositeur du centon. C’est une sorte de poème-puzzle. Le goût du centon n’était possible, disait-on, que pour ceux qui avaient appris Virgile mécaniquement et ne savaient pas quel meilleur usage faire de tous ces vers dont leur esprit était encombré. Mais il semble qu’en vérité ceux qui fragmentèrent ainsi Virgile le sauvèrent de l’oubli. C’est ainsi que la fin du IVe siècle et le début du Ve siècle virent la réécriture de Virgile sous la forme du cento.

12. Curiositas
Le grand travers qui guette la memoria n’est pas l’oubli mais le désordre. Certains auteurs monastiques en vinrent à désigner ce désordre sous le nom de curiositas. Du point de vue mnémotechnique, la curiosité, au sens monastique du terme, était une source d’encombrement au niveau des images. Jean Cassien désigne la curiositas par le terme de fornicatio, c’est-à-dire une dépense d’énergie inutile et stérile. Ainsi l’esprit se dérègle, la méditation devient impossible. Mais il existe une bonne curiosité. Cette bonne curiositas est mieux connue sous le nom de sollicitudo, aptitude à l’attention, application attentive de l’esprit.

13. L’angoisse mnémotechnique
Tous les auteurs ont souligné l’appui fiable que représentent pour le souvenir les imagines agentes sanglantes et violentes. Ainsi le traumatisme interviendrait-il dans l’élaboration du souvenir. Cette théorie est également la théorie psychanalytique. Il faut donc réaliser que l’image de la mémoire n’est pas statique et indolente, mais qu’elle représente un effort vigoureux, douloureux même.

Évangiles de Loisel, Reims, IXe siècle. BNF, Manuscrits occidentaux

Toutes les métaphores de la mémoire ont inclus les images du stylet dans la cire ou celle de l’écriture à l’encre sur le parchemin. Mais l’écriture médiévale est une activité violente. Il faut déployer des forces pour marquer cette surface physique qu’est la peau de l’animal. Il faut la malmener, la blesser avec un objet pointu. Un poème assorti d’une image de piété très célèbre au Moyen Âge assimilait le corps du Christ à la page couverte d’écriture d’un parchemin. Cette image est à la fois une memoria et une pictura, l’une et l’autre devant servir de support à la méditation. Dans ce poème, le Christ est censé parler depuis la Croix. Il se compare à un morceau de vélin, déroulé « comme un parchemin doit l’être ». Le sang qui coule de ses blessures est l’encre (rouge et noire) que nous voyons sur la page, tandis que les instruments de sa Torture (fouets et épines) sont les plumes avec lesquelles on a gravé les lettres d’encre sur la surface du parchemin.
Pour les cultures médiévales, le terme même de recordari impliquait un acte de remémoration qui s’opérait par le biais des émotions très intenses qui ponctuaient et meurtrissaient la mémoire.
Ce qui suscite l’émotion, ce qui la met en éveil, c’est la représentation imagée et détaillée des choses, une réminiscence qui prend souvent la forme d’un tableau, d’une scène, d’un cinéma intérieur. L’introspection n’est pas souvent pleine de quiétude. Ainsi Augustin parle-t-il de la peur qu’il éveille en lui-même en pensant à sa propre mort, en se la représentant, jusqu’à ce que, sur sa peau, les poils se dressent.
Anselme, lui, pratique une douloureuse « rumination ». Il se meurtrit avec les puncti du texte et de l’image. La meurtrissure correspond très exactement à la « ponctuation » des textes dans le livre…

14. Etymologie et mémoire
Pour Isidore de Séville comme pour Cicéron l’étymologie n’a pas pour fonction première de mettre au jour la véritable nature d’un objet (res), mais de rassembler et de libérer l’énergie contenue dans un mot. L’étymologie permet de parvenir à la vis verbi, à la force du mot, à son pouvoir de fécondité (par la racine vir, le mâle). Ainsi la mémorisation de l’étymologie ressortit à la créativité et à l’invention.

L’étymologie peut être un ornement aussi bien visuel que verbal. Par exemple, les feuilles et les branches qui ornent les manuscrits sont sans doute l’expression d’une étymologie latine qui fait dériver le mot liber (« livre ») de liber (« écorce »). De même pour les calembours visuels marginaux, la marge étant la partie où la mémoire inventive peut se donner libre cours.


France (école de Tours), seconde moitié du IXe siècle
BnF, Manuscrits occidentaux, Latin 261, folios 74vo-75

Ainsi, manuscrits, abbayes, églises, cathédrales étaient-ils à lire en établissant des correspondances pour soi-même. On était invité à traiter toutes ces fictions de pierre, d’image et de liturgie comme une série de loci qui pouvaient entrer en résonance mnémonique avec la grâce et la parole divine.
Bâtiments et trésors médiévaux ne sont pas des cryptogrammes, mais des instruments, des machines à penser, à inventer, à se souvenir, qui fonctionnent grâce à l’architecture et à l’ornementation.


BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES CRITIQUES (avec quelques volumes dits « de fiction ») :
• Aristote, Poétique, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 1996
• Auerbach, E., Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 1968
• Camille, M., Images dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, Coll. « Le Temps des images », 1997
• Carruthers, M., Machina memorialis, méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, traduit de l’anglais par F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des Histoires », 2002 pour la traduction française
• Manguel, A., Une Histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, Coll. « Babel », 1998
• Manguel, A., Le Livre d’images, Arles, Actes Sud, 2001
• Quignard, P., Petits traités, I à VIII, Paris, Maeght Editeur, 1988
• Quignard, P., Rhétorique spéculative, Paris, Gallimard, Folio, 1997
• Quignard, P., Sur le jadis, Paris, Grasset, 2002
• Quignard, P., Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002
• Quignard, P., Abîmes, Paris, Grasset, 2002
• Roubaud, J./M. Bernard, Quel avenir pour la mémoire ?, Paris, Gallimard, Coll. « Découvertes », 1997
• Schmitt, J.C., Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, Coll. « Le Temps des images », 2002
• Serres, M., Les cinq Sens, Paris, Grasset, 1985
• Vandendorpe, C., Du Papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, La Découverte, 1999
• Yates, F.A., L’Art de la mémoire, traduit de l’anglais par D. Arasse, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des Histoires », 1975 pour la traduction française

SITES INTERNET :
Notamment simonide.net, site explorant les rapports entre « nouvelles technologies » et arts de la mémoire