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Blanchot (Maurice) > Une voix venue d'ailleurs

Présentation

Maurice Blanchot, Une voix venue d'ailleurs, Gallimard, 2002.

> Quatrième de couverture
Le langage en qui parle l'origine, est essentiellement prophétique. Cela ne signifie pas qu'il dicte les événements futurs, cela veut dire qu'il ne prend pas appui sur quelque chose qui soit déjà, ni sur une vérité en cours, ni sur le seul langage déjà dit ou vérifié. Il annonce, parce qu'il commence. Il indique l'avenir, parce qu'il ne parle pas encore, langage du futur, en cela qu'il est lui-même comme un langage futur, qui toujours se devance, n'ayant son sens et sa légitimité qu'en avant de soi, c'est-à-dire foncièrement injustifié. Et telle est la sagesse déraisonnable de la Sibylle, laquelle se fait entendre pendant mille ans, parce qu'elle n'est jamais entendue maintenant, et ce langage qui ouvre la durée, qui déchire et qui débute, est sans sourire, sans parure et sans fard, nudité de la parole première. M.B.

> Mes notes chaotiques, issues d'une lecture subjective et fébrile

Cependant, pour Louis-René des Forêts, nous nous heurtons à une difficulté centrale. Je suppose qu’une catastrophe immense, infinie, irrémédiable est survenue dans sa vie. L’abîme, le désastre absolu. Après quoi il a été privé des dons de l’écriture. Je ne pense pas que ce fut un serment : « Je n’écrirai plus. » Un serment qui n’avait pas besoin d’être prononcé. Naufrage où celui qui écrivait fut comme englouti. « Voyez ici, dans le coin tout en bas de la toile vierge, les vestiges d’un naufrage. »
J’ose dire que cela est réel (hélas). Durant des années, l’écrivain cessa d’écrire. Et, comme pour rendre encore plus fatale une telle interruption, il occupa son temps à d’autres arts : la peinture, le dessin, que sais-je ? — peut-être la musique.
Comment fut-il un jour ramené à l’exigence d’écrire, dont ni la douleur, ni le serment tacite, ni le vide perpétuel ne réussirent à triompher ? C’est que peut-être il se rendit compte que, pour ne plus écrire, il faudrait encore écrire, écrire sans fin jusqu’à la fin ou à partir de la fin.
Je reviens sur l’obligation de parler, d’écrire que l’auteur a vécue, après un long silence, comme une condamnation, voire une damnation. « Se taire, non, il n’en avait plus les moyens, même s’il connut un tremblement de haine et d’effroi à entendre sa voix remonter de l’abîme où il croyait l’avoir à tout jamais précipitée et perdue. Non, il n’était déjà plus de force à lui résister, évanouie, voilée peut-être, mais encore là, insistante, inébranlable, comme pour le prendre en défaut de vigilance et le rejeter dans un nouveau tourment. »

Hantise de la fracture définitive.

MIMETISME :
L’enfant du chœur, sans renoncer à son mutisme, ne chante d’abord que sans chanter, du bout des lèvres ou mimant seulement l’effort vocal, jusqu’au moment où il se laisse entraîner dans le chant par une escalade vertigineuse, un vent déchaîné, une fulgurance qui atteint une hauteur dépassant les cieux mêmes, jusqu’au suspens qui culmine en la fin.

Dans Phèdre, Platon évoque pour le condamner un étrange langage : voici que quelqu’un parle et pourtant personne ne parle ; c’est bien une parole, mais elle ne pense pas ce qu’elle dit, et elle dit toujours la même chose, incapable de choisir ses interlocuteurs, incapable de répondre s’ils l’interrogent et de se porter secours à elle-même s’ils l’attaquent : destin qui l’expose à rouler de tous côtés, au hasard, et qui expose la vérité à devenir semence de hasard ; lui confier le vrai, c’est réellement le confier à la mort. Socrate propose donc que, de cette parole, l’on s’écarte le plus possible, comme d’une dangereuse maladie, et que l’on s’en tienne au vrai langage, qui est le langage parlé, où la parole est sûre de trouver dans la présence de celui qui l’exprime une garantie vivante.

Socrate rejette le savoir impersonnel du livre, et ne rejette pas moins un autre langage impersonnel, la parole pure qui donne entente au sacré. Nous ne sommes plus, dit-il, de ceux qui se contentaient d’écouter la voix du chêne ou celle d’une pierre. « Vous autres, les modernes, vous voulez savoir qui est celui qui parle et de quel pays il est. » De sorte que tout ce qui est dit contre l’écriture servirait, aussi bien, à discréditer la parole récitée de l’hymne, là où le récitant, qu’il soit le poète ou l’écho du poète, n’est plus que l’organe irresponsable d’un langage qui le dépasse infiniment.
Et, en cela, mystérieusement, l’écriture, liée pourtant au développement de la prose, quand le vers cesse d’être un moyen indispensable de mémoire, la chose écrite apparaît essentiellement proche de la parole sacrée, dont elle semble porter dans l’œuvre l’étrangeté, dont elle hérite la démesure, le risque, la force qui échappe à tout calcul et qui refuse toute garantie. Comme la parole sacrée, ce qui est écrit vient on ne sait d’où, c’est sans auteur, sans origine, et, par là, renvoie à quelque chose de plus originel. Derrière la parole de l’écrit, personne n’est présent, mais elle donne voix à l’absence, comme dans l’oracle où parle le divin, le dieu lui-même n’est jamais présent en sa parole, et c’est l’absence de dieu qui alors parle. Et l’oracle, pas plus que l’écriture, ne se justifie, ne s’explique, ne se défend : pas de dialogue avec l’écrit et pas de dialogue avec le dieu. Socrate reste étonné de ce silence qui parle.
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CF. FOUCAULT ET BARTHES LA MORT DE L’AUTEUR
Devant l’étrangeté de l’œuvre écrite, son malaise est finalement celui qu’il éprouve devant l’œuvre d’art dont l’essence insolite lui inspire méfiance, sinon mépris : « Ce qu’il y a sans doute de terrible dans l’écriture, c’est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture : les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas majestueusement quand on les interroge ? » Ce qui le frappe donc, ce qui lui paraît « terrible », c’est, dans l’écriture comme dans la peinture, le silence, silence majestueux, mutisme en lui-même inhumain et qui fait passer dans l’art le frisson des forces sacrées, ces forces qui, par l’horreur et la terreur, ouvrent l’homme à des régions étrangères.
Rien de plus impressionnant que cette surprise devant le silence de l’art, ce malaise de l’amateur de paroles, de l’homme fidèle à l’honnêteté de la parole vivante : qu’est-ce que cela qui a l’immutabilité des choses éternelles et qui pourtant n’est qu’apparence, qui dit des choses vraies, mais derrière quoi il n’y a que le vide, l’impossibilité de parler, de telle manière qu’ici le vrai n’a rien pour le soutenir, apparaît sans fondement, est le scandale de ce qui semble vrai, n’est qu’image et, par l’image et le semblant, attire la vérité dans la profondeur où il n’y a ni vérité, ni sens, ni même erreur ? C’est pourquoi, Platon et Socrate, dans le même passage, se hâtent de faire de l’écriture comme de l’art, un divertissement où le sérieux n’est pas compromis, qu’on réservera aux heures de récréation.

Héraclite y répond en quelque sorte à Socrate en reconnaissant, dans ce qui fait de la parole impersonnelle de l’oracle un danger et un scandale, l’autorité du véritable du langage : « Le Seigneur dont l’oracle est à Delphes, n’exprime ni ne dissimule rien, mais indique. » Le terme ‘indique’ fait ici retour à sa force d’image il fait du mot le doigt silencieusement orienté, « l’index dont l’ongle est arraché » et qui, ne disant rien, ne cachant rien, ouvre l’espace, l’ouvre à qui s’ouvre à cette venue. Socrate a sans doute raison : ce qu’il veut, ce n’est pas un langage qui ne dise rien et derrière lequel rien ne se dissimule, mais une parole sûre, gagée par une présence : qu’on puisse échanger et faite pour l’échange. La parole à laquelle il se fie est toujours parole de quelque chose et parole de quelqu’un, l’un et l’autre toujours déjà révélés et présents, jamais une parole commençante. Et, par là, délibérément, avec une prudence qu’il ne faut pas méconnaître, il renonce à tout langage tourné vers l’origine, aussi bien à l’oracle qu’à l’œuvre d’art par laquelle voix est donnée au commencement, appel adressé à une décision initiale.
Le langage en qui parle l’origine, est essentiellement prophétique. Cela ne signifie pas qu’il dicte les événements futurs, cela veut dire qu’il ne prend pas appui sur quelque chose qui soit déjà, ni sur une vérité en cours, ni sur le seul langage déjà dit ou vérifié. Il annonce, parce qu’il commence. Il indique l’avenir, parce qu’il ne parle pas encore, langage du futur, en cela qu’il est lui-même comme un langage futur, qui toujours se devance, n’ayant son sens et sa légitimité qu’en avant de soi, c'est-à-dire foncièrement injustifié. Et telle est la sagesse déraisonnable de la Sibylle, laquelle se fait entendre pendant mille ans, parce qu’elle n’est jamais entendue maintenant, et ce langage qui ouvre la durée, qui déchire et qui débute, est sans sourire, sans parure et sans fard, nudité de la parole première : « La Sibylle qui, d’une bouche écumante, fait entendre des paroles sans agrément, sans parure et sans fard, fait retentir ses oracles pendant mille ans, car c’est le dieu qui l’inspire. »

Par l’essor de la parole, l’avènement d’un horizon, l’affirmation d’un jour premier.
L’avenir est rare et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence.

Parole qui ne se répète pas, qui n’use pas d’elle-même, qui ne dit pas les choses déjà présentes, qui n’est pas le va-et-vient inlassable du dialogue de Socrate, mais, comme celle du Seigneur de Delphes, elle est la voix qui n’a rien dit encore, qui s’éveille et qui éveille, voix parfois âpre et exigeante, qui vient de loin et qui appelle au loin.

Toute parole commençante, bien qu’elle soit le mouvement le plus doux et le plus secret, est, parce qu’elle nous devance infiniment, celle qui ébranle et qui exige le plus : tel le plus tendre lever du jour en qui se déclare toute la violence d’une première clarté, et telle la parole oraculaire qui ne dicte rien, qui n’oblige en rien, qui ne parle même pas, mais fait de ce silence un doigt impérieusement fixé sur l’inconnu.

Quand l’inconnu nous interpelle, quand la parole emprunte à l’oracle sa voix où ne parle rien d’actuel, mais qui force celui qui l’écoute à s’arracher à son présent pour en venir à lui-même comme à ce qui n’est pas encore, cette parole est souvent intolérante, d’une violence hautaine qui, dans sa rigueur et par sa sentence indiscutable, nous enlève à nous-mêmes en nous ignorant. Prophètes et visionnaires parlent avec une souveraineté d’autant plus abrupte que ce qui parle en eux les ignore : cette ignorance qui les rend timides les rend autoritaires et donne à leur voix plus de dureté que d’éclat.
C’est la chance du poème que de pouvoir échapper à l’intolérance prophétique…

Parole de voyant à la manière « déréglée » de Rimbaud

René Char : « En poésie, c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous, que nous nous trouvons engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires. »

Il est, dans l’expérience de l’art et dans la genèse de l’œuvre, un moment où celle-ci n’est encore qu’une violence indistincte tendant à s’ouvrir et tendant à se fermer, tendant à s’exalter dans un espace qui s’ouvre et tendant à se retirer dans la profondeur de la dissimulation : l’œuvre est alors l’intimité en lutte de moments irréconciliables et inséparables, communication déchirée entre la mesure de l’œuvre qui se fait pouvoir et la démesure de l’œuvre qui veut l’impossibilité, entre la forme où elle se saisit et l’illimité où elle se refuse, entre l’œuvre comme commencement et l’origine à partir de quoi il n’y a jamais œuvre, où règne le désoeuvrement éternel. Cette exaltation antagoniste est ce qui fonde la communication et c’est elle qui prendra finalement la forme personnifiée de l’exigence de lire et de l’exigence d’écrire.

Socrate n’acceptait comme gage à la parole que la présence d’un homme vivant.

Dans le mouvement de houle des mots qui toujours vont
Herbe, écrite hors l’une de l’autre

ne lis plus — regarde !
Ne regarde plus — va !

Je puis encore Te voir : écho
qui peut s’atteindre par la palpation
des mots, sur l’arête de
l’Adieu.

Double silence plein la bouche

Ce pain à mâcher avec des dents d’écriture

Le témoin sans témoin auquel Celan a donné une voix, l’unissant aux voix trempées de nuit, voix lorsqu’il n’y a plus de voix, seulement un bruissement tardif, étranger aux heures, offert en présent à toute pensée.

Celan : Les poèmes sont toujours en route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une réalité proche d’une parole.

Foucault se reprochera de s’être laissé séduire par l’idée qu’il y a une profondeur de la folie, que celle-ci constituerait une expérience fondamentale qui se situe en dehors de l’histoire et dont les poètes (les artistes) ont été et peuvent être encore les témoins, les victimes ou les héros.