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Lettre ouverte à monsieur le chauffeur du taxi immatriculé 790 BRR 75, par Pierre Desproges
Monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75 ,
Je ne vous oublierai jamais. Aussi longtemps que Dieu me prêtera vie (merci mon Dieu de me laisser le cancer en sourdine), je reverrai avec une diabolique précision d'entomologiste la misérable configuration boursouflée de votre sale gueule de turfiste mou : la balourdise chafouine de votre regard borné, et la vulgarité indicible de vos traits grotesques, encadrés derrière votre pare-brise avec des grâces .de tête de veau guettant la sauce ravigote à la vitrine du tripier bovin. Homère ou Ray Charles, je ne sais plus quel aveugle de naissance, ose affirmer que l'habit ne fait pas le moine. Il y a pourtant des tronches qui sont des aveux, et la vôtre, monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75, ne mérite pas le pardon.
C'était par un de ces matins d'avril parisien, tout frémissant de printemps sous les platanes vert tendre, où l'imbécile et le poète se prennent à trouver la vie belle. Ainsi allais-je, du pas crétin de ma démarche alexandrine, l'esprit bourgeonnant de pensées éclatantes, quand vous parûtes, monsieur, et m'assombrîtes soudain la tranquillité.
Vous vous êtes rangé le long du trottoir à dix mètres devant moi. La porte arrière côté trottoir s'est entrouverte avec une lenteur infinie, sous la pression désordonnée d'une main fébrile que prolongeait un bras nu décharné. .
C'était une main effroyablement tordue par les rhumatismes, désespérément crochue pour ne pas lâcher la vie, une main translucide parsemée de ces étranges taches brunes et lisses qui dessinent parfois d'improbables mouches sur la peau des vieillards finissants. Au prix d'un effort pictural surhumain de sa main jumelle, cette main pitoyable rutilait par cinq fois de l'éclat saugrenu d'un vernis cerise, dérisoire coquetterie de la très vieille dame qui devait constituer, à l'évidence, la partie cachée de ce membre à peine supérieur.
Je ne le dis pas à votre intention, monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75, car il me plaît de penser que la sérénité de votre abrutissement global ne vous autorise pas à hisser votre entendement au-dessus d'une rumination céphalogastrique de base, mais il me semble que nous ne devrions pas sourire de cette ultime tentative de plaire qui incite les vieillards au bord du grabat à continuer à se peindre. C'est peut-être une expression de l'instinct de conservation. J'ai entendu un jour Mme Simone Veil faire observer que la plupart des rescapés des camps de la mort nazis avaient puisé la force morale et physique de survivre dans un souci quotidien de fragile dignité qui les poussait à continuer de se tailler la moustache ou de se tresser les nattes jusqu'au fond de leur enfer.
De la portière que la première main maintenait tant bien que mal entrouverte, la seconde a jailli, fébrilement cramponnée à une sobre canne blanche qui battait l'air en tous sens à la recherche aveugle d'un bout de trottoir ou de caniveau. En même temps, la tête et la jambe gauche de votre cliente, monsieur le chauffeur, tentèrent une première sortie de l'habitacle enfumé de gauloises et tendu de skaï craquelé qui vous tient lieu de gagne-pain automobile.
C'était une jambe vieille de vieille, autant dire un tibia décharné, avec un gros genou ridicule en haut, et, à l'autre extrémité, un escarpin noir dont la boucle dorée tentait en vain d'apporter un éclair de gaieté pédonculaire à ce mollet posthume.
Incapable de s'extraire seule de votre taxi, cette si vieille dame lançait tant bien que mal, à petits coups comptés de sa nuque fripée, une tête ratatinée de tortue finissante dont les yeux usés appelaient à l'aide en vain, au-dessus d'un de ces sourires humbles des vieux dont Brel nous dit qu'ils s'excusent déjà de n'être pas plus loin.
Enfin elle apparut à la rue tout entière, en équilibre au bord de la banquette, hagarde, en détresse, les bras tendus vers rien, les jambes ballantes au-dessus du bitume, le corps brisé, péniblement fagoté dans un sombre froufrou passé, suranné, elle apparut, ridicule, enfin, comme la mouette emmazoutée qui ne sait plus descendre de son rocher.
Cette scène, d'une consternante banalité pour qui sait regarder la rue, ne dura pas plus d'un instant, et j'y mis fin moi-même en aidant la vieille dame à toucher le sol, mais cet instant me parut s'éterniser jusqu'à l'insoutenable à cause de vous, monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75. Pendant tout le temps que cette dame semi-grabataire vécut en geignant son supplice ordinaire, vous ne bougeâtes pas d'une fesse votre gros cul content de crétin moyen populaire, et vos pattes velues d'haltérophile suffisant ne quittèrent pas une seconde le volant où vos doigts pianotaient d'impatience. Pas une fois votre tête épaisse de con jovial trentenaire ne quitta le rétroviseur où vos petits yeux durs de poulet d'élevage ne perdaient rien de ce qui se passait dans votre dos.
Dormez tranquille, monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75. Il ne viendrait à personne l'idée de vous inculper, à partir de mon témoignage, de non-assistance à personne en danger. Vous n'avez strictement rien fait de mal ou d'illégal. Vous n'avez pas laissé un enfant se noyer. Vous n'avez pas regardé un piéton blessé se vider de son sang devant votre capot. Vous êtes irréprochable. L'infinie médiocrité de votre lâcheté, l'impalpable étroitesse de votre égoïsme sordide et l'inélégante mesquinerie de votre indifférence ne vous vaudront d'autre opprobre que celui du passant quelconque qui, dans l'espoir de vous voir un jour tomber de béquilles pour avoir l'honneur de vous ramasser par terre, vous prie d'agréer, monsieur le chauffeur du taxi 790 BRR 75, l'expression de ses sentiments distingués.
P. D.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel