Propositions d'écriture

Propositions d'écriture

Imprimer la fiche
Style rouquin

Présentation

Être roux, c'est déjà incarner un personnage. Être roux, c'est presque un genre littéraire.
J'ai rassemblé ici quelques documents sur le fait scandaleux d'être roux, et sur les nombreux écrits autobiographiques suscités par cette pigmentation très littéraire.


> Le désespoir existentiel

Pour occuper les béances de sa vie, Antoine Roquentin tient son journal.
"Je n'y comprends rien, à ce visage. Ceux des autres ont un sens. Pas le mien. Je ne peux même pas décider s'il est beau ou laid. Je pense qu'il est laid, parce qu'on me l'a dit. Mais cela ne me frappe pas. Au fond, je suis même choqué qu'on puisse lui attribuer des qualités de ce genre. Comme si on appelait beau ou laid un morceau de terre ou bien un bloc de rocher.
Il y a quand même une chose qui fait plaisir à voir, au-dessus des molles régions des joues, au-dessus du front : c'est cette belle flamme rouge qui dore mon crâne, ce sont mes cheveux.
Ça, c'est agréable à regarder. C'est une couleur nette, au moins : je suis content d'être roux. C'est là, dans la glace, ça se fait voir, ça rayonne. J'ai encore de la chance : si mon front portait une de ces chevelures ternes qui n'arrivent pas à se décider entre le châtain et le blond, ma figure se perdrait dans le vague, elle me donnerait le vertige."

Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard.


> Etre rouquin, c’est pas normal
« J'ai été persécuté », déclare Jacques Lanzman, qui raconte son enfance dans un roman autobiographique, Le Têtard.
"A Groutel, j'avais souffert de mes cheveux rouges, j'étais un dépigmenté, un poil de brique, un maudit petit rouquin qui avait pris le soleil à travers une passoire. A Melun, j'eus à faire face à ceux qui me reprochaient - et c'étaient généralement les mêmes - ma rouquinerie et ma juiverie. Chez les Bongrand, le poil avait de nouveau primé ; eux, ils ne savaient pas que j'étais juif, mais voyaient que j'étais rouge…"


> L'homme qui est tout rouge
Dans un recueil d'essais intitulé La Trahison, la revue Le Genre humain a rassemblé des portraits de traîtres. Sur tous les félons du monde occidental plane l'ombre de Judas. Or Judas était roux…
L'historien Michel Pastoureau, qui a travaillé, entre autres, sur l'histoire des couleurs, rappelle ici, dans son article «Tous les gauchers sont roux», la mauvaise réputation des roux .

"Comme tous les traîtres, Judas ne pouvait pas ne pas être roux. Il l'est donc peu à peu devenu au fil des siècles, d'abord dans les images à partir de l'époque carolingienne, puis dans les textes à partir des XIIe et XIlle siècles.
Ce faisant, il a rejoint un petit groupe de félons et de traîtres célèbres, que les traditions médiévales avaient pris l'habitude de distinguer par une chevelure ou par une barbe rousse : Caïn, Dalila, Saül, Ganelon, Mordret et quelques autres.
Depuis longtemps en effet, la trahison avait en Occident ses couleurs, ou plutôt sa couleur, celle qui se situe à mi-chemin entre le rouge et le jaune, qui participe de l'aspect négatif de l'une et de l'autre et qui, en les réunissant, semble les doter d'une dimension symbolique exponentielle. Ce mélange du mauvais rouge et du mauvais jaune n'est pas à proprement parler notre orangé —lequel constitue au reste un concept et une nuance chromatiques pratiquement inconnus de la sensibilité médiévale — mais plutôt la version sombre et saturée de celui-ci; le roux, couleur des démons, du renard, de la fausseté et de la trahison.

Aucun texte canonique du Nouveau Testament, ni même aucun texte biblique apocryphe, ne nous parle de l'aspect physique de Judas. Par là même, ses représentations dans l'art paléochrétien, puis dans l'art du premier Moyen Age, ne se caractérisent par aucun trait ni attribut spécifique. Dans la figuration de la Cène, toutefois, un effort est tenté pour le distinguer des autres apôtres, en lui faisant subir un écart différentiel quelconque, concernant sa place, sa taille, son attitude ou sa pilosité. Mais ce n'est qu'à l'époque de Charles le Chauve, dans la seconde moitié du IX" siècle, qu'apparaît puis se diffuse l'image de sa chevelure rousse. Cela se fait lentement, d'abord dans les miniatures, puis sur d'autres supports. Née dans les pays rhénans et mosans, cette habitude iconographique gagne peu à peu une large partie de l'Occident (en Italie et en Espagne elle restera, cependant, toujours plus rare qu'ailleurs). Et, à partir du XIII" siècle, cette chevelure, souvent associée à une barbe de même couleur, devient dans la panoplie emblématique de Judas le premier et le plus récurrent de tous ses attributs.

Judas n'a pas le monopole de la chevelure rousse. Dans l'art du Moyen Âge finissant, beaucoup de traîtres, de félons ou de rebelles sont roux. Ainsi Caïn qui, dans la symbolique typologique mettant en parallèle les deux Testaments, est toujours présenté comme une préfiguration de Judas.
Ainsi Ganelon, le traître de la Chanson de Roland, qui par vengeance n'hésite pas à envoyer au massacre Roland (pourtant son parent) et ses compagnons. Ainsi Mordret, le traître de la légende arthurienne : fils incestueux du roi Arthur, il trahit son père, et cette trahison provoque l'écroulement du royaume de Logres et le crépuscule de tout l'univers arthurien. Ainsi encore les Chevaliers félons des légendes épiques ou des romans courtois. Ainsi les sénéchaux, prévôts et baillis qui cherchent à prendre la place de leur seigneur. Ainsi les fils révoltés, les frères parjures, les femmes adultères. Ainsi enfin tous ceux qui, dans les récits hagiographiques ou les traditions folkloriques, se livrent à une activité déshonnête ou illicite et qui, ce faisant, trahissent l'ordre social: bourreaux, prostituées, usuriers, changeurs, faux-monnayeurs, jongleurs, bouffons, chirurgiens, auxquels il faut joindre les nombreux forgerons sorciers, meuniers affameurs et bouchers sanguinaires (tel celui de la légende de saint Nicolas) que mettent en scène les contes et les traditions orales.
Certes, dans les milliers d'images que les XIVe et XV siècles nous ont laissées, tous ces personnages ne sont pas toujours roux, mais être roux constitue un de leurs caractères iconographiques ou déïctiques les plus remarquables, sinon les plus fréquents. Cela finit même par fonctionner de manière tellement mécanique que cette chevelure rousse s'étend parfois à toutes les catégories d'exclus ou de réprouvés: hérétiques, juifs, musulmans, bohémiens, cagots, lépreux, infirmes, suicidés, mendiants, vagabonds, pauvres et déclassés de toutes espèces. La rousseur dans l'image rejoint ici les marques et les insignes vestimentaires de couleur rouge ou jaune que, dans la réalité, ces mêmes catégories sociales ont dû porter, à certaines époques, en de nombreuses villes ou régions d'Occident. Elle apparaît ainsi comme le signe premier
du rejet ou de l'infamie.

Depuis longtemps, historiens, sociologues, psychologues ont tenté d'expliquer ce rejet des hommes roux dans les traditions occidentales, et même non occidentales. pour ce faire, ils ont eu recours à différentes hypothèses, y compris les plus contestables et les plus inquiétantes: celles qui sollicitent la biologie et qui présentent la rousseur des poils et de la peau comme un accident de pigmentation lié à une certaine dégénérescence génétique ou ethnique. L'historien et l'anthropologue n'ont évidemment que faire de telles explications, fausses et dangereuses.
Pour eux, l'explication est fondamentalement d'ordre symbolique et taxinomique: dans toute société, y compris les sociétés celtes ou scandinaves, le roux, c'est d'abord celui qui n'est pas comme tout le monde, celui qui fait écart, celui qui appartient à une minorité et qui donc dérange, inquiète ou scandalise. Le roux, c'est l'autre, le différent, le réprouvé, l'exclu.

Rouge, jaune et tacheté
Il s'agit donc d'abord d'un problème de sémiologie sociale : le roux n'est pleinement roux que pour autant qu'il s'oppose au brun ou au blond. Mais il s'agit aussi, surtout dans la culture médiévale, d'une question de symbolique chromatique. Roux est une couleur, une couleur dévalorisée, "la plus laide des couleurs", va jusqu'à dire un traité des couleurs du XV" siècle, qui voit en elle les aspects négatifs et du rouge et du jaune.
Toutes les couleurs, en effet, peuvent être prises en bonne ou en mauvaise part. Même le rouge n'échappe pas à cette règle, lui qui, en Occident, de la protohistoire jusqu'au XIX" siècle, a si longtemps représenté la première des couleurs, la couleur "par excellence". Il y a un bon et un mauvais rouge, comme il y a un bon et un mauvais noir, un bon et un mauvais vert, etc. Au Moyen Age, ce mauvais rouge est le contraire du blanc et renvoie directement au diable et à l'enfer. C'est la couleur du feu infernal et du visage de Satan. A partir du XlI" siècle, l'iconographie, qui jusque-Ià donnait au prince des ténèbres un corps et une tête de n'importe quelle couleur, généralement sombre, le dote de plus en plus souvent d'un faciès rouge et d'une pilosité rougeoyante. Par extension, toutes les créatures à tête ou à poils rouges sont considérées comme plus ou moins diaboliques (à commencer par le renard, qui est l'image même du "Malin "), et tous ceux qui s'emblématisent dans cette couleur ont à voir avec le monde de l'enfer. Ainsi, dans les romans arthuriens, les nombreux chevaliers vermeils (c'est-àdire ceux dont l'équipement et les armoiries sont de couleur rouge) qui se dressent sur le chemin du héros pour le défier ou pour le tuer, sont toujours des chevaliers diaboliques venus d'un autre monde. Le plus célèbre d'entre eux est Méléagant, fils de roi mais chevalier félon qui, dans le roman de Chrétien de Troyes le Chevalier de la Charrette, enlève la reine Guenièvre.
Anthroponymie et toponymie confirment ce caractère péjoratif de la couleur rouge. Les noms de lieux dans la formation desquels entre le mot "rouge" désignent souvent des endroits réputés dangereux, spécialement dans la toponymie littéraire ou imaginaire.
Quant aux surnoms "le Rouge" ou "le Roux", ils sont innombrables et presque toujours dévalorisants : soit ils indiquent une chevelure rousse ou une face rougeaude; soit ils reflètent le port d'une marque vestimentaire infamante de cette même couleur (bourreaux, bouchers, prostituées); soit, et cela est très fréquent dans l'anthroponymie littéraire, ils soulignent le caractère sanglant ou cruel de celui qui en est affublé.
A bien des égards, ce mauvais rouge est donc, pour la sensibilité médiévale, celui de Judas, homme roux et apôtre félon, à cause de qui le sang du Christ a été versé. En Allemagne, à la fin du Moyen Age, circule un jeu de mots etymologique qui fait dériver Iskariot de ist gar rot, c'est-à-dire l'homme "qui est tout rouge".
Mais Judas n'est pas seulement rouge; il est aussi jaune; couleur du vêtement que lui donnent de plus en plus souvent les images à partir du milieu du Xème siècle. Car être roux, c'est participer à la fois du rouge sanguinaire et infernal et du jaune félon et mensonger.
Toutefois, si tous les jaunes sont mauvais, le jaune roux semble bien représenter la pire nuance du jaune, parce qu'il tire celui-ci du côté du sombre et du dense, du côté des ténèbres et de l'opacité de l'enfer. Sans le roux, il n'aurait ni jaune sombre ni jaune saturé avant d'entrer dans la gamme - pauvre à l'époque médiévale - des bruns. Le roux est ainsi un or négatif.
Mais être roux ce n'est pas seulement réunir sur sa personne les aspects négatifs du rouge et du jaune. Etre roux, c'est aussi avoir la peau semée de taches de rousseur, c'est être tacheté, donc impur, et participer d'une certaine animalité. La sensibilité médiévale a horreur de ce qui est tacheté. Pour elle, le beau c'est le pur, et le pur c'est l'uni ; le rayé est toujours plus ou moins dévalorisant (de même que sa forme superlative: le damier) ; et le tacheté, nettement dégradant. Au reste, rien d'étonnant à cela dans un monde où les maladies de peau sont fréquentes, graves et redoutées, et où la lèpre - qui en représente la forme extrême - met ceux qui en sont atteints au ban de la société. Pour l'homme médiéval, les taches sont toujours impures et avilissantes. Elles font du roux un être malade, malsain, presque tabou. Et à cette impureté conspécifique s'ajoute une connotation d'animalité. Car non seulement le roux a le poil de l'hypocrite goupil ou du lubrique écureuil, mais il est aussi recouvert de taches comme les animaux les plus cruels: le tigre, le dragon et le léopard, ces trois ennemis du lion. Non seulement il est faux et vicieux, mais il est aussi féroce et sanglant. D'où la réputation d'ogre qui est parfois la sienne dans le folklore et dans la littérature orale jusqu'en plein XVe siècle.

Michel Pastoureau, «Tous les gauchers sont roux» in La Trahison Revue Le Genre Humain, Le Seuil, 1988.