Propositions d'écriture

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Marchand de couleurs

Présentation

Ecrire (sur) une couleur, c'est manier à la fois un récit et une vibration.


"Je suis entré chez un marchand de couleurs près d’Omonia. Il vendait aussi bien des pots de peinture pour le bâtiment que des boîtes d’aquarelle Winsor et Newton. J’éprouvais une grande joie quand on m’offrait des crayons de couleur. Je les sortais de leur étui et les étudiais un à un. Le rouge me rappelait la silhouette de ma tante traversant à demi nue la cuisine de sa maison d’été. Le sol de cette pièce était rouge. Le bleu évoquait la mer et les vacances, mais aussi l’école. Le papier que nous utilisions pour recouvrir nos livres et nos cahiers était bleu. L’uniforme que portaient les écolières avait la même couleur. Le rose bonbon me paraissait si indécent que j’osais à peine le regarder. J’avais le sentiment que les couleurs connaissaient tous mes secrets.
Je suis resté un bon moment dans ce magasin, à regarder les pots, les flacons, les tubes, à feuilleter les catalogues. J’ai parlé avec l’employé qui vendait des couleurs en poudre, elles étaient dans des pots de verre. Je sais qu’elles sont très appréciées des aquarellistes, qui les diluent dans du vinaigre mélangé à du jaune d'œuf, mais je ne me souvenais pas que le rouge sombre aux reflets dorés se nomme « byzantin », ni que le rouge vif, dit « rouge feu », on l’appelle aussi « rouge du diable ».
— Le rouge cerise, a-t-il dit. C’est la couleur de la cerise mûre, mais certains de nos clients lui attribuent une nuance marron. Ils ont vraisemblablement en tête la couleur des cerises pourries.
J’ai acheté le vert gazon, le bleu de mer et le rouge byzantin et je suis sorti. Il m’a semblé que c’était le gris qui dominait la rue. J’ai pensé qu’il est inévitable, quand on sort de chez un marchand de couleurs, de trouver la ville un peu triste."

La langue maternelle, par Vassilis Alexakis


"Lorsque j’achète des couleurs, c’est au seul vu de leur nom. Le nom de la couleur (jaune indien, rouge persan, vert céladon) trace une sorte de région générique à l’intérieur de laquelle l’effet exact, spécial, de la couleur est imprévisible ; le nom est alors la promesse d’un plaisir, le programme d’une opération : il y a toujours du futur dans les noms pleins. De même, lorsque je dis qu’un mot est beau, lorsque je l’emploie parce qu’il me plaît, ce n’est nullement en vertu de son charme sonore ou de l’originalité de son sens, ou d’une combinaison « poétique » des deux. Le mot m’emporte selon cette idée que je vais faire quelque chose avec lui : c’est le frémissement d’un faire futur, quelque chose comme un appétit. Ce désir ébranle tout le tableau immobile du langage."

Roland Barthes