À lisotter

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Coupures
Régine Detambel
Coupures
Nouvelle

Date : 2010
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Présentation

J’ai préfacé il y a une dizaine d’années une édition portative des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, pour le compte du Mercure de France. Afin d’établir ma sélection, j’ai dû me plonger plusieurs jours dans la collection intégrale de ces faits divers atroces ou banals, au traitement éblouissant : « On était en gare de Vélizy, mais le train roulait encore. L'impatiente Mme Gieger s'est cassé les jambes. »
Je lis les trente premiers avec délectation et admiration, et puis, peu à peu, une nausée vient, très atroce. Oppressée, je m’aperçois que la vision du monde de Fénéon est en train de me gagner. Au final, j’ai souffert d’avoir dû passer quelques jours en immersion dans cette morgue. Même impression en parcourant les colonnes hétéroclites et atrocement humaines de Yahoo Insolite. Où le vrai n’est pas du tout vraisemblable et dont j’ai tiré ces Coupures.
 



Coupures


1/14. Ils allaient à un mariage dans un ranch du Minnesota. La fille était très bien habillée. Elle portait un chemisier blanc et un pantalon future maman, en soie. Les eaux imbibèrent le siège du passager. Roy gara la voiture sur le bas-côté. La fille porta la main droite entre ses jambes et dit qu’elle sentait quelque chose. Elle eut encore de violentes contractions. Le bébé sortit un pied. Roy, mais qu’est-ce que tu fais ? Roy malmenait son iphone. Annuaire inversé. Premiers secours. Laisse tomber, on est au milieu de rien. Recherche. Le nom de Minnesota provient d'un mot dakota signifiant eau teintée du ciel. Ils étaient à 200 miles de tout. Sur le clavier, Roy tapa how to deliver a baby. Couche-toi sur le côté gauche. La fille eut l’air extrêmement surpris quand Roy glissa la main en elle pour rentrer le pied du bébé. Wikipedia dit qu’il faut tourner le bébé jusqu’à ce que la tête se présente. La tête se présenta. Roy jetait de fréquents coups d’œil vers son téléphone. Puis l’épaule, et l’autre épaule. Attention, dit Wikipedia, le bébé sera très glissant. Problème de batterie. Le bébé cria. Problème de batterie, ces putains de processeurs sont trop gourmands. Roy posa le bébé glissant sur le chemisier blanc de sa mère. Puis il passa directement au chapitre « Délivrance ». Problème de batterie, ne pas recharger son téléphone trop souvent. Wikipedia déconseille de tirer sur le placenta pour ne pas risquer de déclencher une hémorragie, alors Roy s’occupa du placenta avec le même amour que s’il avait été le frère jumeau du bébé, sauf qu’il le posa sur les cuisses de la mère et non pas sur ses seins. Problème de batterie, je n’écouterai plus jamais de musique. Ensuite le cordon ombilical. La batterie était à plat. Maintenant les secours c’est moi pensa Roy avec un frisson.


2/14. Les capitales sont construites entre les bras des fleuves. Des ponts relient ces capitales à leur banlieue. Ce sont de grands ponts, métalliques. S’il devait arriver qu’une voiture heurte un parapet, dont une partie s'effondrerait en contrebas, percutant un poteau de caténaire, et que des blocs de béton tombent sur la voie alors qu'un train arrive à ce moment-là, faisant dérailler la motrice sans qu'elle se renverse, alors les gens crieraient, le train glisserait en hurlant, les vitres des wagons exploseraient sous la torsion. Ça se passerait très vite, ça commencerait à secouer, on aimerait devenir sourd. Les gens crieraient. Le train glisserait. Les vitres exploseraient. On se mettrait tous en boule parce qu’on aurait très peur. Mets-toi en boule, mon chéri. Voilà. Ne bouge plus.


3/14. Comme ce savant fou qui cherchait dans l’amour l’origine de l’azur… Lorsque deux amants sont bien satisfaits, ils dégagent une énergie positive. Cette énergie est bleue et elle cause le bleu du ciel, qui est constamment entretenu par les plaisirs de l’amour. Lorsqu’il n’y aura plus d’amants heureux, le ciel perdra sa couleur. Ma fille et moi, on a œuvré pour le ciel. On m’a accusé de viols. Ma fille et moi, on a eu trois enfants. Quand elle a eu quatorze ans, je me suis rendu compte que je l'aimais. Cet amour était réciproque. J’aurais dû m’enfuir avec elle au lieu de rester à Angoulême. Aujourd'hui, 21 décembre, c’est la journée mondiale de l’orgasme, et je pense à ma fille. Je préfère pas savoir la couleur du ciel.


4/14. Il saisit la tondeuse et régla la tête de coupe sur 3 mm. Le petit moteur commença à ronronner. Si ma femme me trompe, je la tondrai. Je l’ai toujours dit. Je t’avais prévenue, dit-il en se tournant vers la fille nue, qui n’est plus qu’un rouge paquet de pudeur à côté de son amant flasque. Oui dit l’amant, abasourdi, c’est la seule chose à faire. Il se rhabillait lentement, il rangeait ses instruments dans son slip, il tentait de sortir à reculons. Toi, bouge pas, dit le mari. Tu vas pas nous planter là maintenant ! Il frappa le jeune homme avec un tasseau de chêne, juste pour l’estourbir, avant de le forcer à se mettre à quatre pattes. Puis il lui introduisit la tondeuse, tête la première, dans l'anus.


5/14. De l’autre côté de la rue, on apercevait un autre immeuble dressé dans le ciel blanc. Le réveil avait sonné depuis longtemps et dans un vacarme de centrifugeuse, une file de voitures, pare-choc contre pare-choc, pressait son jus du matin, moitié vieille chique, moitié carbone. A moins cinq, une armée de gosses prit d’assaut la cage d’escalier. Tout disparut alors sous une épaisse couche de rires. On n’entendait partout que des gens qui allaient au travail. Elle essuya sur le carrelage de la cuisine les traces de pneu du fauteuil roulant. Rien que des hommes capables de marcher et de conduire. Il fallait de l’ammoniaque pour faire partir les traces de caoutchouc. Partout des hommes portant des parapluies fermés regardaient de haut les voitures. Et encore, même avec l’ammoniaque, il restait une trace. Des hommes au pas rapide. Rien que des hommes capables de lever les rideaux de fer de leur devanture. S’accroupir, se relever. Les genoux craquent, signe de bonne santé. Elle rangea la bouteille et l’éponge sous l’évier. Un homme parut au fond du couloir. Ses cheveux sont encore mouillés et coiffés en arrière. Il ne veut pas de beurre sur sa tartine. Il ne veut pas de tartine. Ce matin, le pain est dur. Le beurre est rance. Trop de beurre sur sa tartine. La femme ouvre le frigo. Il y a une épaisse tranche de rumsteck dans un papier sulfurisé. Un sang coule. C’est froid. Pas gras du tout. Et le type en fauteuil roulant, qui est son mari, elle le frappe avec cette batte de steak cru. Ce qui fait valdinguer le bol du café brûlant sur les cuisses maigres de l’homme, traverse le pyjama, rencontre la peau, un reste de muscle, le slip, un zeste de zob, pas bien frais. Pour la même raison épinière qui fait qu’il ne marche pas, l’homme ne se rend même pas compte qu’il est trempé. Mais ses couilles fument et ça, il peut le voir. Elle dit : Pour que tu comprennes. Dans l’action, le fauteuil roulant de l’homme, dont il n’a pas enclenché le frein, s’est déplacé de dix centimètres vers la cuisinière à gaz. Ce qui est plus, bien plus, que la marge de manœuvre des voitures, en bas, dans l’embouteillage.


6/14. Quand il a couché avec Denyse, on a dû le conduire à l’hôpital, la tête et le corps ridiculement gonflés, un chat dans la gorge, nommé Quinck. En outre, son cœur s’était un peu arrêté de battre. Par superstition, il a largué Denyse. La semaine suivante une baise insignifiante avec Véro le propulsa de nouveau aux urgences, dilaté comme un zeppelin. Là un interne diagnostiqua la maladie : allergie à l’éthylène glycol. Il y a de l’éthylène glycol dans le savon, dans le déodorant, dans le rouge à lèvres, dans le lait pour le corps, dans le parfum. Avant de faire l’amour, une femme se tartine d’éthylène glycol. Une femme est composée d’éthylène glycol à 88%. Très instructif plaisanta le malade. Qu’est-ce qui reste pour me donner le frisson ? Le soir tombait. Comme il feuilletait distraitement un magazine vantant les chats nus du Mexique, quelque chose prit forme entre ses jambes.


7/14. Salaud ! T’es encore là ? Fous-moi le camp, je suis bien contente que tu t’en ailles. Minneapolis, l’hiver, neige glacée. Elle se cramponne à la poussette de leur enfant comme à un garde-fou. Roy caresse son menton lisse avec un billet d’avion. Le couple marche par saccades. La poussette leur tient lieu d’étrave, de proue, de brise-glace. Puis Roy saute dans un taxi. Elle tente de le suivre. Elle était légère au lycée. Les filles sautaient en ciseaux. On court dix, quinze kilomètres comme qui rigole. Elle abandonne la poussette entre deux caddies. Eclaboussée de glace boueuse, elle court derrière le taxi. C’est drôle comme l’abandon tient chaud. Roy pense qu’elle va s’occuper du gosse. Elle pense que Roy va faire demi-tour pour prendre soin du gosse. Chacun des deux pense que l’autre prendra soin du gosse.


8/14. On est monté dans le wagon, ivres. Un barbu pionçait. J’ai allumé la barbe comme si elle avait été de la paille. C’est con, le feu. Ça suit son cours, ça peut seulement brûler. On n’a jamais vu un feu qui dise : aujourd'hui j’ai décidé de ne rien brûler. C’est pas comme nous. Ensuite, Luc et moi, on a joué aux sauveteurs. J’ai éteint le feu à coups de poing dans la gueule pendant que le type nous remerciait d’un long crachat de sang. Ses oreilles sentaient bon le steak grillé. Quelqu'un a fait : Ah, parce que c’est le wagon-restaurant, ici !


9/14. Les mille premiers appels à la S.P.A. concernaient la féria de Pentecôte. Au mille et unième, quelqu'un eut la bonne idée de changer de disque : Devant ma fenêtre il y a une mouette triste, elle reste sous la pluie, je dois faire quoi ? La standardiste prit l’appel suivant la bouche pleine de millefeuilles. Une tortue sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Elle va se faire écraser. On envoie un agent. Rien qui ressemble plus à une tortue qu’un putain de ballon de foot dégonflé. Non madame, ce qui est au plafond de votre salle de bains n’est pas une chauve-souris paralysée, c’est une tache d’humidité. Et une grosse, de tache.


10/14. Il faisait une chaleur torride. Jacques et moi on venait de finir la maquette de Rome en cure-dents. Trente-cinq ans qu’on y bossait. Ce n’était qu’une reconstitution partielle, évidemment. On ne peut pas ajouter en temps réel les immeubles qu’ils construisent pour loger leur racaille. Des balles de ping-pong pouvaient dévaler ses rues. J’ai dit qu’on organiserait des batailles de souris blanches dans le Colisée pour se distraire. Qu’on pourrait prendre des paris. Mais Jacques restait tout con. Il n’arrivait pas à réaliser qu’on avait fini. Et le lendemain matin, il y a eu un moment de grande stupeur quand sa femme m’a téléphoné pour me dire qu’il s’est tiré une balle.


11/14. Je n’ai rien mangé depuis 1983. Mais je bois des tisanes, ça oui, et je vis de la lumière du jour. Si les gens meurent de faim, c’est que les journaux les ont trompés en leur faisant croire qu’ils ont besoin de nourriture. De l’air frais et du soleil me suffisent amplement. Je ne suis pas une poubelle de restaurant. Si le pain-beurre-camembert était bon pour nous, pourquoi le corps continuerait-il à essayer de s’en débarrasser ? La fille nous tendit un prospectus. Elle offrait un atelier d’une semaine dans un refuge de la Sierra Nevada, pour 2000 dollars, repas compris.


12/14. Et mon autre fils, celui de 35 ans, était ambulancier, jusqu'à ce qu’il oublie un malade dans son estafette, un dialysé qui est resté cinq heures couché sur son brancard, à se casser la voix et les poings contre la portière dépolie. Pendant ce temps mon fils était au café. Encore une journée de pure destruction, passée à boire, sans rien bâtir de plus complexe qu’un crachat dans un rond de fumée. Il est venu me dire qu’il s’était fait virer. Je l’ai engueulé. Il m’a narguée comme un enfant. Il a tiré sa langue d’alcoolo couverte d’une épaisse peluche. Il s’en foutait. Dieu seul est désœuvré. Une femme a toujours quelque chose à faire. Et même une femme très riche doit encore dormir et digérer elle-même. J’aurai passé ma vie en cuisine. Et les seules fois où j’y prenais du plaisir, ma fille, la grosse, me snobait. Elle, que je devais tenir éloignée du frigo, elle et sa faim de bœuf, mangeant toujours insatiablement, comme les bêtes — les fauves mangent peu mais les vaches bouffent du matin au soir, lentes et continues —, on aurait dit qu’elle mâchait toute la journée le même vieux chewing-gum sauf qu’elle avalait toutes ces goulées pour tenter de rassasier sa faim insatiable. Et mon fils, celui de 35 ans, qui était ambulancier, il avait en tête de guérir son appétit en lui faisant croire que notre boucher nous vendait des brochettes de kébabs humains et que j’arrosais le tout d’une sauce aux sept spermes. Mais le traitement n’a pas eu d’effet. Et toute l’année ainsi, sauf les jours de fête, quand j’étais heureuse, qu’elle nous aura tous gâchés, l’un après l’autre. Les pâques et les Noëls, et chacun de nos anniversaires. Comme par hasard, les jours de fête elle jeûnait. Tu avais passé cinq heures devant ta cuisinière, joyeuse comme si c’était une Arthur-Martin, avec un four propre et une broche neuve, et elle te disait non merci j’ai pas faim, nauséeuse rien qu’à l’idée de me voir soulever le couvercle de cette poêle, qu’elle avait lapée, raclée, pas plus tard que la veille, avec du pain et puis avec sa langue. Et que le lendemain elle m’arracherait. Nous avons vécu ainsi, près de dix ans, elle avec nous, en arythmie.


13/14. Arrête de rouler si vite sur le trottoir, tu vas finir par blesser quelqu'un. Ma mère elle a perdu la niaque depuis que Sandi est parti. Alors on va coller une affichette à l’épicerie, perdu chat roux, 7 mois, collier turquoise. J’attends dehors. Je m’embête. Alors j’ai foncé sur une poussette. Je pouvais pas savoir que la poussette était habitée. Un bébé qui se casse la gueule, ça fait pas plus de bruit qu’une pelote de laine qui tombe du canapé. Maman je te promets. Je voulais faire semblant de foncer sur la poussette, mais j’avais oublié que le vélo n'a plus de frein. Mon vélo, c’est une vraie poubelle. Le frein droit est complètement H.S. et l'autre fonctionne une fois sur deux.


14/14. Monsieur et Madame <...> ont appris la triste disparition de <...> et vous prient de recevoir leurs très sincères condoléances ainsi que l'expression de leur profonde sympathie. Nous venons d'apprendre le décès qui vous touche et nous partageons votre peine. Croyez en notre affectueux soutien dans cette terrible épreuve. Au plus profond de votre douleur, souvenez-vous que nos cœurs, malgré l'éloignement, sont proches des vôtres et que nos pensées vous accompagnent dans ces moments difficiles. Dans la tragique épreuve que vous traversez, sachez que je pense à vous à chaque instant. Je prends part à votre douleur et vous envoie ma profonde affection. Le malheur qui vient de frapper votre famille nous a bouleversé. Soyez assurés de notre chaleureuse sympathie et de notre indéfectible amitié. Très affligés par cet événement cruel, nous avons peine à trouver les mots et regrettons de ne pouvoir apaiser votre douleur. Soyez toutefois certains que nos cœurs sont étroitement unis aux vôtres en ces jours de souffrance et de deuil. Devant ce douloureux événement, nous sommes aussi tristes que décontenancés. Nous aimerions vous réconforter mais nous savons que les mots ne suffisent pas. Nous vous envoyons alors toute notre tendresse. Attristé par la disparition de <...>, nous vous prions de recevoir notre sincère amitié et nous espérons que vous trouverez dans nos pensées un peu de réconfort. Toute notre famille est très attristée par la brutale disparition de <...>. Soyez assuré de notre sympathie et de notre soutien dans cette douloureuse épreuve que vous traversez. C'est une bien triste nouvelle que nous venons d'apprendre. Le départ de <...> résonne en nous comme un cruel coup du sort. Nous garderons pour lui la même affection que nous vous envoyons aujourd'hui. Nous n'oublierons jamais celui qui vient de nous quitter. En gardant son souvenir dans notre cœur, il sera toujours avec nous. Bouleversé par cette terrible nouvelle, je vous adresse bien sincèrement mes plus fidèles pensées, et m'associe à votre chagrin de tout mon cœur. Je suis profondément ému par ce deuil qui vous frappe. Dans cette difficile épreuve, je vous assure de mon amitié et vous envoie toute mon affection.


© Régine Detambel