Un peu de théorie

Un peu de théorie

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L'avenir est aux lecteurs

Présentation

« Lire sans prendre de notes, c’est comme si on n’avait rien lu » déplore Antoine Albalat dans son Art d’écrire enseigné en vingt leçons. « Dans six mois, vous ne saurez plus ce que contenait le volume. Tout dévorer, voir tout défiler, ne s’arrêter à rien, travail de Danaïdes qui ne mène qu’à l’indigestion et à la confusion. (…) La vraie mémoire consiste, non pas à se rappeler, mais à avoir sous la main les moyens de retrouver. (…) Un livre qu’on quitte sans en avoir extrait quelque chose est un livre qu’on n’a pas lu. » Certes, il y a, dans l’art d’écrire, une partie démontrable, un côté métier, une science technique, sinon nous ne serions pas là. Mais on n’est pas toujours censé ficher les livres comme on fiche un pieu, en se les enfonçant dans la tête par la pointe.
L’amnésie et l’ivresse d’après lire sont des états à découvrir. On a le front cotonneux, comme après son premier cigare, son premier apéritif. Avoir trop lu et ne plus se souvenir de rien ne déclenche pas toujours un sentiment d’oubli douloureux, une lacune qui va rendre fou de colère à l’idée de tout ce qu’il faudra relire pour retrouver les lignes tant aimées. Se prendre la tête dans les mains et penser où donc ai-je lu tel ou tel passage ne se vivent pas forcément comme une insuffisance et un manque honteux.
Il est bon d’avoir eu les yeux plus grands que le ventre et la tête à la fois, de s’être laissé flotter dans l’immensité des pages qu’on n’a pas retenues. Ce vent, cette rêverie, c’est l’aura de la lecture magnifique et désintéressée, un point incertain et vibrant, une vacillation luxueuse à l’idée de ce qu’on a flambé. La liste des choses qui font écho en nous mais dont nous serions incapables aujourd’hui de citer la source est une joie de prodigue et, même, de croqueur.
Toutefois, cette injonction à ne pas lire sans écrire, Georges Perec l’a faite aussi, mais plus tendrement qu’Albalat, sans menace dans la voix, avec une fraîcheur de grand frère qui vous tend un café quand vous êtes dans le coaltar.
« Où ai-je lu que la foudre pilote l’univers ? écrivit Georges Perec. Où ai-je lu que le limaçon s’enroule autour de la columelle ? Où ai-je lu que nous n’admettrons jamais pour cause de ce que nous ne comprenons pas quelque chose que nous comprenons moins encore ? Où ai-je lu que l’avenir est aux lecteurs ? Où ai-je lu qu’il existe deux sortes d’arbres, les hêtres et les non-hêtres ? Où ai-je lu que tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers ? Où ai-je lu que l’esprit est rude s’il s’ouvre à droite et doux s’il s’ouvre à gauche ? Où ai-je lu que ce qu’ils admirèrent du cèdre c’est qu’on l’eût rapporté dans un chapeau ? Où ai-je lu qu’on ne voit point deux fois le rivage des morts ? »