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Fénéon, la machine à battre
Régine Detambel
Fénéon, la machine à battre
Morgue des nouvelles en trois lignes

Date : 1998
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Présentation

J’ai préfacé il y a une dizaine d’années une édition portative des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, pour le compte du Mercure de France. Afin d’établir ma sélection, j’ai dû me plonger plusieurs jours dans la collection intégrale de ces faits divers atroces ou banals, au traitement éblouissant : « On était en gare de Vélizy, mais le train roulait encore. L'impatiente Mme Gieger s'est cassé les jambes. »
Je lis les trente premiers avec délectation et admiration, et puis, peu à peu, une nausée vient, très atroce. Oppressée, je m’aperçois que la vision du monde de Fénéon est en train de me gagner. Au final, et malgré mon admiration grandissante, j’ai souffert d’avoir dû passer quelques jours en immersion dans cette morgue !


*

Fénéon, la machine à battre

Par Régine Detambel


Lourds de bronze…

Les épigrammatiques Nouvelles en trois lignes sont une expérience tout à fait à part dans l’oeuvre de Félix Fénéon. Rassemblées en 1906, elles méritaient de faire figurer leur auteur dans l’Anthologie de l’humour noir.
Ces Nouvelles sont des faits divers notés avec une précision, une cruauté, une drôlerie et une netteté d’écriture confondantes. Comme si les malheurs des uns devaient offrir aux autres des bonheurs de lecture : « Lourds de bronze, de vaisselle, de linge et de tapisseries, deux cambrioleurs ont été arrêtés, la nuit, à Bry-sur-Marne. » Peu importe la minceur du fait ou au contraire son atrocité, Fénéon les assène en les mettant sur le même plan, une mort ne vaut pas mieux qu’une autre : « MM. Deshumeurs, de la Ferté-sous-Jouarre, et Fontaine, de Nancy, se sont tués, en tombant l’un d’un camion, l’autre d’une fenêtre. » Comme si les horreurs quotidiennes étaient si nombreuses qu’il fallait les regrouper en les énumérant, pour pouvoir tout dire. Les prostituées sont poignardées, les enfants meurent, les hommes tombent des échafaudages, « Mlle Paulin, des Mureaux, 46 ans, a été saccagée, à 9 heures du soir, par un satyre… ». Saccagée… Peut-être en effet n’y avait-il pas d’autre mot. Fénéon, en esthète et en décadent, se joue des morts affreuses en cherchant le mot exquis, la règle exacte, l’incise qui coupe le souffle, la précieuse figure qui frappera : « Une machine à battre happa Mme Peccavi (…) On démonta celle-là pour dégager celle-ci. Morte. »
Et les faits divers se succèdent à ce rythme. Peut-être Fénéon a-t-il rejoint par sa fiction extraordinairement brutale et courte la cadence réelle des horreurs du temps. Comme si l’ironie du sort était une figure de style : « A cinq heures du matin, M. P. Bouget fut abordé par deux hommes, rue Fondary. L’un lui creva l’oeil droit, l’autre l’oeil gauche. »
A toute allure, semble-t-il, Fénéon note qu’on noie, on poignarde, on vole, on viole, on vitriole. Comme s’il n’avait que le temps de préciser le jour, l’heure et le nom des victimes ou des assassins.
Le rythme de l’écriture, son emportement, sa saccade, font penser souvent à des essoufflements de reporters.


Dans les w.c. d’un café de Puteaux…

Mèches, queues de rat, poudre noire ou bien, au contraire, sable ou tout autre « illusoire chargement de grès fin », on trouve dans les Nouvelles en trois lignes une multitude d’engins explosifs réels ou imités, des « cylindres de fer blanc » qui mettent la police sur les dents : « Dans les w.c. d’un café de Puteaux, un inconnu a laissé une boîte à deux mèches emplie d’une poudre blanche. » C’est l’époque des vagues d’attentats anarchistes. Jean Paulhan rapportera l’interrogatoire de Fénéon, inquiété par la justice, lors du procès des Trente :
« Le Président : On a trouvé dans votre bureau des détonateurs. D’où venaient-ils ?
Fénéon : Mon père les avait ramassés dans la rue.
Le Président : Comment expliquez-vous qu’on trouve des détonateurs dans la rue ?
Fénéon : Le juge d’instruction m’a demandé pourquoi je ne les avais pas jetés par la fenêtre avant de les emporter au ministère. Vous voyez que l’on peut trouver des détonateurs dans la rue. »


F.F. ou le Critique

Félix Fénéon meurt en 1944. Il appartenait à la première génération symboliste, celle de Verlaine, Mallarmé, Huysmans. Il anima La Vogue, La Revue indépendante et plus tard La Revue blanche. Dostoïevski, Tolstoï, Ibsen, Gorki, Strindberg, c’est lui qui les fit mieux connaître. En 1923, il fera publier en France Dedalus  de Joyce. Il serait le véritable découvreur des Illuminations et d’Une saison en enfer de Rimbaud. Pourtant Fénéon est d’abord critique d’art. Il fera beaucoup pour les nabis, Toulouse-Lautrec, Signac, Matisse, Van Dongen, la présentation à Paris des futuristes italiens en 1912, et surtout Seurat.
Au printemps 1945, Jean Paulhan publie F.F. ou le Critique, un essai fervent sur Fénéon à qui il voue une admiration extrême. Il lui avait envoyé en 1920 un roman que Fénéon refusa.
Ce que Paulhan aimait chez Fénéon : son « génie critique », son « silence accoutumé », « la lenteur de ses paroles », qu’ « on ne l’a jamais vu porter le moindre ornement (pochette, bague, décoration) ».
Dans Les nouvelles en trois lignes, on en repêchera des cadavres d’inconnus, sans bague ni papiers, et n’ayant plus pour identité que « deux mouchoirs marqués L. » ou « la jambe gauche ankylosée, un fantassin tatoué sur le bras droit. »


© Régine Detambel
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