À lisotter

À lisotter

Imprimer la fiche
Cathartic Bus
Régine Detambel
Cathartic Bus
Nouvelle

Date : 2001
Lire le texte
Présentation

Cathartic bus

© Régine Detambel

L’adolescence a les deux sexes ; elle se féconde et se porte soi-même. Mais il arrive souvent qu’elle reste inéclose. Il lui faut une secousse pour pondre son homme.
Ils montent dans l’autobus, sa mère d’abord. Eric a treize ans. Sur le siège n°37, une petite camarade de classe, malingre, un pique-notes, des bras comme des branchettes, aux oreilles rouges, au petit trait bleu sous l’œil, les observe, mine de rien, en dodelinant de la tête au-dessus de son cartable. Elle a aux oreilles des boucles érectiles, qui se dressent à chaque cahot. Et cette petite, Eric la désire. Il rougit quand elle apparaît. Ses joues crient qu’il la porte à la peau. Par conséquent, il épouse aussitôt le regard de la chétive sur sa mère. Et ce regard dit précisément : « Comment la vieille vache peut-elle consulter son miroir avec des yeux contents ? »
Aussitôt la mère est nue. Eric voit distinctement ses triceps pendant comme chauve- souris. Sur sa nuque, des rides rhomboïdes. Dans son dos, les plis du chemisier que ne combat aucune énergie intérieure. Ses chevilles gonflées, bien bottelées dans des sandales à lanières. À quarante-huit ans, son lard commence à rancir. Au lieu de la chair souple, les bandages amidonnés de la peau d’orange qu’aucun massage amoureux n’ameublit. Musclée comme une andouillette. De ces femmes qui ont l’air gravide toute leur vie, tant elles manquent d’abdominaux. Oisive, les bras croisés, condamnée à s’étreindre elle-même. Ces deux dernières années, elle a passé son temps à amasser.
Ce jour-là, dans l’autobus, le visage de la mère prend également un bon coup de vieux. La manière dont l’accablement voudrait plier les traits d’un visage, selon quelque stéréométrie simple, rappelle toujours l’art de l’origami. De la joue, des ailes, des narines, de leur attache à la lèvre, elle fait des pliages savants, plutôt des gaufrés, des tuilés, des froissés : tout un apparat raide et amidonné qu’on dirait posé à même la peau, mais qui est la peau même.
Sans compter, sous les bras croisés, le sein droit déformé : la tumeur à venir ou bien les aléas du cycle. Le jaune des joues, le plomb des jambes, certes pas un modèle de mère. Du fait même de la singularité de ses formes, comment pourrait-elle être une mère idéale ?
Ce corps nu lui pèse. La gêne aussi pèse et approche la honte.
Alors, au virage suivant, la masse de cette mère, jusque-là dressée sur son socle, bascule soudain, avec tout son secret de désir et de gloire. Les passagers s’accrochent aux poignées. Un caddie déverse ses pommes. Eric a le vertige, la tête vide, l’impression de voir les choses comme elles sont quand on n’est pas là. Les coussins de vieille moleskine se mettent soudain à puer la pisse. Il se jette sur le siège libre à côté de la maigriotte abîmée dans un jeu vidéo, de force lui prend la main, puis se referme, s’enroule sur lui-même comme du plastique en feu, se recroqueville. Sa tête s’enfonce profondément dans l’obscurité de ses bras, son dos s’arrondit et commence à remuer. Il chiale. Il souffre. Il se frotte les paupières. À treize ans, tout est dans les yeux.
Son voisin, un beur d’une vingtaine d’années, fume entre ses jambes. Comme toutes les fenêtres du bus sont fermées, il peut faire des ronds d’une perfection merveilleuse. Mais quelqu’un éternue ; il s’excuse. Les tores disparaissent aussitôt sous la banquette.
Interdit de fumer, trompette le chauffeur.
Sans tabac, la vie est une vacherie, dit le beur en écrasant son mégot.
Le bus longe un mur qu’une glycine bien ouverte emmitoufle comme un mammouth.
T’as mal quelque part ? dit soudain le beur à Eric.
Tous s’immobilisent subitement.
C’est rien, dit la mère.
Qu’est-ce que vous en savez ? fait la vieille à côté du beur.
Les premiers rangs se retournent. Le gosse pleure plus fort. La vie des gens se ranime : craquelures dans l’espèce de gelée qu’elle était devenue. Au spectacle de ces larmes graves, et malgré le raté de leur existence, les voyageurs ressentent, à voir leur reflet dans la vitre, un vague soulagement, accompagné d’un certain petit plaisir de vivre. Voilà bien la réalité du monde. On peut en scruter tout le détail. Les incisions de la souffrance dans le visage de la mère. Une mater dolorosa. Une pietà, sans nul besoin d’un Michel-Ange. Juste le burin immédiat de la fatalité. Une œuvre d’art sans sortir de chez soi. Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, qui vous apparaît.
Il doit être malade cet enfant, dit quelqu’un.
Une tragédie, déclare la vieille, avec un petit air gourmand et soulagé. Car, dans le monde de l’hospice où elle vit, régulièrement inondé de javel, assaini aux ultraviolets, passé à l’alcool par le coton des infirmières et qui semble soumis à la stérilisation des émotions elles-mêmes, chaque souffrance est isolée comme par du liège. Pas de théâtre, pas de scènes, pas de travestissements romanesques. Même les idylles entre médecins ne s’exhibent que dans les feuilletons télévisés. Une maison de retraite neuve — dont les cloisons et les portes sont insonorisés et/ou dépolies — est une version frustrante du grand catalogue des douleurs. On n’y voit plus l’emphase ni le pathos des grandes traditions. Et presque rien de ce grand répertoire des gestes dramatiques d’une mère qui veut consoler son fils, de ses attitudes forcément théâtrales, empruntant aux mythologies, aux évangiles, de leurs expressions pathétiques.
Aujourd’hui, enfin, l’impudeur de ce fiston penché sur sa mère et lui embrassant les mains pour se réconcilier avec cette peau. La vieille décharge en larmoyant son trop-plein d’affect. Le beur se ronge les ongles. Maintenant la purgation peut opérer.
Quelle fête, hein ! dit la vieille qui semble ivre.
Ce qu’on est bien ensemble ! ajoute le beur.

--------