À lisotter

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Nickel
Régine Detambel
Nickel
Dialogue

Date : 1992
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Présentation

Une commande de France Culture pour son répertoire dramatique.

Nickel 


Pièce radiophonique
© Régine Detambel/France Culture, 2001.

ELLE : Si le robinet fuyait vraiment, passe encore, je ne te demanderais rien, il suffirait de faire venir le plombier et tu l’accepterais puisque c’est nécessaire, mais là, moi, ce que je vois, c’est simplement que ce n’est pas parfait, j’ai envie de pleurer parce que notre maison n’est pas impeccable, si j’ai envie d’une nouvelle cuisine, c’est pour ça, juste parce que les portes sont écaillées, dessus, là où on range les assiettes, tu ne l’as pas vu mais moi ça m’effraie, je voudrais que tout soit parfait, je n’ai plus envie de ranger et de nettoyer si ce n’est pas parfait et je voudrais que toute la maison soit exemplaire.
LUI : Et moi je ne veux pas dire que j’ai travaillé toute ma vie pour payer une cuisine. Dans cinq ans, si je te dis oui, la nouvelle cuisine aussi elle sera écaillée, et on recommencera, et je ne veux pas travailler toute ma vie pour qu’on s’achète une cuisine, éternellement. Tant qu’elle ne tombe pas en ruine, puisque les appareils marchent, on peut faire cuire quelque chose, alors ce n’est pas la peine d’en changer. Sinon, on recommencera et on recommencera sans cesse. Je ne veux pas travailler pour payer une cuisine.
ELLE : Parce que tu ne me comprends pas. Oui, ça vaut la peine, oui, tous les cinq ans s’il le faut parce que justement c’est ça lutter contre le temps et ne pas accepter ses ravages.
LUI : Mais ça ne m’intéresse pas. Je n’en ressens pas le besoin.
ELLE : Moi, je voudrais que tout soit parfait. Et une fois que tout serait parfait, on n’aurait plus à s’occuper de rien, tu comprends. On irait dans un magasin, on ferait installer une nouvelle cuisine, et une nouvelle salle de bains, et on changerait aussi les intérieurs de placard et les portes de placard. Et tout serait parfait, ensuite on n’aurait plus à s’occuper de rien. On pourrait penser à autre chose. Moi, je pourrais me reposer. Quand je vois que la porte sous l’évier est de guingois, j’ai envie de pleurer. Je ne veux plus m’occuper de la maison.
LUI : Mais ça ne m’intéresse pas. Je voudrais qu’on voyage.
ELLE : Moi aussi, voyager, mais seulement quand je serai sûre que notre maison sera parfaite parce que je veux qu’elle soit un havre et un endroit où je puisse me reposer et je ne pourrai souffler que dans un lieu qui serait parfait et qui serait à moi, sans que je le renie, et que j’en ai honte.
LUI : Merde. Arrête. On ne vit pas dans un bouge.
ELLE : De toutes façons, tu ne t’es jamais occupé de rien. Il faut s’occuper de la voiture, de la maison et du jardin parce que personne jamais sinon toi ne s’en occupera. Je voudrais que ce soit parfait. Viens, regarde. Le miroir au-dessus de la commode, il n’est pas juste, il faut le décaler à gauche, et la baignoire, on ne s’en sert jamais, il faut la détruire et tu referas le carrelage dessous.
LUI : Non, je ne sais pas faire ça. Ce serait perdre du temps et de l’argent. Je voudrais regarder le ciel. Et voyager. Laisse-moi, je ne veux pas tout le temps penser à la maison. Tant pis si elle n’est pas toujours propre, je t’assure que je voudrais faire autre chose.
ELLE : Et je voudrais qu’on change aussi l’obturateur du lavabo parce que les ciseaux à ongle sont tombés dessus et ils ont écaillé la peinture et je n’en peux plus de voir ces éraflures noires quand je penche la tête au-dessus du lavabo. Ça modifie toute ma vision du monde, c’est comme si tout ce qui m’entoure était abîmé. Alors il faut tout changer, tu comprends, parce que si on ne met pas des robinets de la même couleur, alors on n’aimera
plus cette pièce parce que rien n’y est en harmonie et j’ai besoin de cette harmonie pour aimer la maison où je vis.
LUI : Mais je voudrais faire autre chose. Toutes mes vacances, je les ai passées à marcher dans les magasins, j’ai le dos raide maintenant, je voulais faire autre chose. Et maintenant il ne me reste plus que deux jours de liberté et je n’ai rien fait pour moi.
ELLE : Qu’est-ce que tu aurais fait ? LUI : Je ne sais pas, des choses pour moi. ELLE : Mais d’abord tu me changeras les bagues des robinets. Oh, ça me donne déjà
envie de pleurer parce que ce ne sera pas la même couleur, à quoi ça sert de mettre des choses neuves sur des choses qui sont abîmées, moi je le vois qu’elles sont abîmées, je sais bien que toi tu ne le vois pas, mais moi je ne vois plus que ça, et les radiateurs aussi il faudrait les changer, dix ans que nous avons les mêmes, je les trouve roussis, il en faudrait des blancs, j’en ai vu des blancs, si on changeait tous les radiateurs de toute la maison, ce serait déjà un pas, mais je me dis que je voudrais une autre maison. Je ferais un plan très détaillé avec des dessins en couleur et elle serait parfaite.
LUI : De toutes les manières on ne peut pas se le permettre.
ELLE : On pourrait vendre celle-là, mais je ne pourrais pas supporter de la vendre ni d’habiter ailleurs, alors on pourrait peut-être simplement changer l’évier, en mettre un blanc à la place, un lisse, qui ne serait pas jauni par le calcaire, et j’ai mal à la tête à cause de tout ce qu’il faut faire, tu sais. Je dois toujours penser à tout. Par exemple mettre un adoucisseur d’eau, mais il faudrait changer le cumulus, et un évier à un seul bac nous suffirait bien dans la cuisine, mais il faudrait refaire toute la cuisine pour cela, alors je ne sais plus comment il faut penser.
LUI : C’est sûrement pour ça que ta mère déménageait tous les ans. Elle avait ses raisons tordues, tu te souviens qu’après chaque déménagement, le premier jour, la première nuit plutôt, avant d’aller dormir pour la première fois dans son nouveau domaine, elle se coinçait les doigts dans les volets. Ça saignait. Un baptême rituel, ta mère pissant le sang sur ses volets tout neufs.
ELLE : Et si elle repartait si vite, moins d’un an après, c’est peut-être parce qu’elle ne supportait plus le sang sur les volets, bu par le bois, qu’une hâte, se sauver. Des choses aussi graves, tu ne comprends pas, parce que toi tu n’as jamais versé le sang pour ta maison, ou si peu, tu as si peu bricolé. Tu n’as rien taché de ton sang, pas non plus de ta sueur, y’a pas de risque. Je me demande si tu bâtiras jamais quelque chose de tes mains. Ah oui, des maquettes, tes p’tits avions, des Mac Donnell Douglas et des Bristol Beaufighter, les vieux coucous de la guerre, là tu t’y entends, mais une cheville ou un clou, c’est moins aguichant, hein, ce n’est plus ton domaine. Ce n’est plus du De Haviland Mosquito, c’est plus de la technique de pointe.
LUI : Si, le clou, technique de pointe.
ELLE : T’es con. T’as un tout petit humour coincé. Tu répètes, c’est tout. Tu l’a entendu une fois et tu le répètes. Il y a un mot qui me vient pour ça : la psittacose.
LUI : T’es folle, et moi aussi je pourrais te faire des reproches interminables mais je ne vois pas pourquoi, moi, je peux très bien vivre sans t’en vouloir nuit et jour. N’empêche que dans la maison, tu penses beaucoup mais tu n’agis pas.
ELLE : Parce que ça me fait mal. Et tu ne m’aides jamais à comprendre. Je ne sais plus. Tu vois, là, il y a une saleté contre la porte et aussi des coulures de peinture, et je voudrais que notre maison soit parfaite mais il y a une saleté écrasée sur la porte, et même si on avait une nouvelle cuisine, il y aurait encore cette coulure qui est venue je ne sais comment le long du chambranle, alors ce n’est pas possible que notre maison soit parfaite. De toutes façons nos portes sonnent le creux, c’est du toc, trop léger, plein d’air, et elles battent interminablement. Ça m’horripile. Je voudrais qu’on se fasse placer des portes à âme pleine.
LUI : Je me fous de l’âme des portes.
ELLE : J’ai fait une liste, il faudrait changer aussi celle de l’entrée parce que la pluie l’a fait déteindre, elle est pisseuse, tu ne trouves pas, et mettre des volets en PVC comme ça tu n’aurais pas besoin de repeindre les vieux en bois, et daller aussi, il faudrait mettre de jolies dalles gravillonnées sur le béton, mais est-ce que c’est la peine puisqu’un jour on agrandira et on détruira l’allée de béton ? On perdrait inutilement de l’argent si on la décorait avant de la détruire pour agrandir. Toi-même tu le dirais. Tu m’écoutes ou bien je parle dans le vide ? Et quand on agrandira, il faudra prendre soin de repeindre la façade de la même couleur que l’aile qu’on va ajouter à la maison, je vais le noter tout de suite pour ne pas l’oublier, sinon cela n’ira pas ensemble et je ne pourrai pas aimer ma maison, même si elle est plus grande. Je me sens épuisée et effarée et ahurie parce que tu ne m’aides pas. Je ne peux plus vivre ici si tu ne promets pas de me faire une maison parfaite.
LUI : Mais je ne peux pas te promettre ça. Je t’assure que c’est illusoire. Et puis tu ne t’en rends pas compte mais tu ne fais rien. En fait, tu es seulement préoccupée des apparences, mais la table de cuisine est sale, c’est toujours plein de miettes et on a les coudes qui collent quand tu viens de manger du pamplemousse. Ça, tu ne le vois pas. Tu veux une table de cuisine en marbre mais tu es capable de manger avec les doigts quand toute la vaisselle sale s’amoncelle dans l’évier. Tu voudrais des ustensiles en titane et en tungstène alors que tu ne sais pas même tenir une éponge. Essaie de faire quelque chose, mérite-le, prends-toi par la main.
ELLE : Alors je m’en vais. On se sépare, on partage en deux et je vais vivre chez quelqu’un, ou alors à l’hôtel, ou à l’hôpital, ou en taule même, dans des bâtiments dont je n’aurai pas à m’occuper, on me nourrira, je n’aurai pas à réfléchir, ce sera comme ça et pas autrement, le chauffage, les lavabos, ce n’est pas moi qui les entretiendrai, je n’aurai qu’à m’occuper de remplir la chambre qu’on me donnera avec mon haleine et c’est tout. Je m’occuperai de moi et pas d’autre chose. Je ne serai pas déconcentrée par la maison. J’aurai de l’argent de poche et j’achèterai ce que je voudrai. Par exemple une voiture tout de suite. Si je m’endette au tiers, je pourrai avoir une belle voiture et toi tu es un incapable, tu n’en mérites pas. Tu ne t’en occupes jamais de la voiture. Tu es comme tes parents, avec une petite mentalité, comme si quelqu’un d’autre que toi allait s’occuper de ta voiture, de ta maison et de ton jardin, mais personne, personne d’autre que toi ne peux s’en occuper. Et le tuyau d’arrosage, l’embout je veux dire, il est mâchouillé et écrasé, tu ne le changes même pas, je m’éclabousse les pieds quand j’arrose, jamais tu ne t’occupes de rien. Alors tu ne pourras jamais voyager parce que tu as une toute petite vie, tu es un type mesquin avec une minuscule mentalité d’employé, si tu n’es pas parfait, si tu ne sais pas exactement où sont toutes tes affaires, tu ne feras jamais rien.
LUI : Je veux bien ranger, oui, mais je ne vois pas pourquoi.
ELLE : Et si ici on mettait une cabine de douche, on pourrait récupérer toute cette place là. Mettre une petite console par exemple. Pourquoi tu ne ranges rien ? Tu me gênes dans mes efforts.
LUI : Oui, tu as raison sur certains points. Mais pour une fois qu’on a de l’argent, ce n’est pas pour acheter une cuisine et une salle de bains, on a déjà une cuisine et une salle de bains.
ELLE : Et si on changeait seulement les plaques électriques, par exemple une table de cuisson à deux feux en vitrocéramique.
LUI : On sera obligés de prendre une plaque à quatre feux à cause du trou dans le plan de travail. Si on enlève l’ancienne, il y aura un trou dans le plan de travail.
ELLE : Je ne peux pas supporter de dépenser de l’argent pour un petit bout rénové, alors que tout n’est pas parfait. Je veux changer tout ou rien. Sinon c’est l’histoire du navire Argo. Oh, ce sont les chats, ils puent, tu n’es même pas capable de faire fuir des chats. Il faut acheter du répulsif. En mettre sur le mur. Et même le mur, tiens, depuis six ans il n’est pas crépi, tu ne fous rien, rien, rien, tu ne penses qu’à t’amuser ou à glander et moi, après, je dois penser toujours à tout, à changer les bagues des robinets parce qu’il
y a du calcaire et c’est moi qui dois te dire, chez Monsieur Bricolage, prends une nouvelle bague pour le robinet, ça s’appelle un aérateur, c’est écrit sur l’emballage, et ça coûte douze francs et grâce à ça on n’a plus le robinet qui nous pisse sur le plastron quand on lave une tomate, mais je dois tout te dire, même ça tu ne le vois pas, parce que tu es un imbécile, avec une petite mentalité d’employé et tu ne dépasseras jamais ton milieu, mais moi j’ai l’intention de m’en sortir et de le dépasser. Il faut seulement que tu m’aides un peu et que tout soit parfait dans la maison. Un mois, je te donne un mois pour faire tes preuves, sinon je m’en vais, je vais vivre dans un hôtel. Je ne peux pas rester avec quelqu’un qui n’est pas capable de changer l’aérateur d’un robinet. Tu imites tes ancêtres, pauvre type, parce que tes parents ont trempé les aérateurs dans des verres de vinaigre, tu imites tes ancêtres, pauvre mec, alors qu’il suffit pour douze francs d’acheter un aérateur neuf chez Monsieur Bricolage et toi pauvre incapable tu en es encore à les dévisser avec une tenaille pour les faire tremper toute la nuit dans un verre en plastique plein de vinaigre d’alcool et ça pue, pauvre buse, ça empeste toute la cuisine et tu lésines alors que tu pourrais nous faire une maison toute neuve, une cuisine neuve avec un carrelage propre et un nouveau robinet, et une salle de bains qui ne serait pas d’un blanc d’hosto, et on changerait aussi le carrelage du sol, on en prendrait un qui brille, mais tout ça, ça te dépasse, parce que t’es un pauvre type, au fond. Mais dis ce que tu en penses. Tu me comprends ou je suis trop exaltée ?
LUI : Je ne sais pas, je crois que tu as raison mais je ne le dirais pas comme ça, pas avec ces mots-là.
ELLE : Je suis un peu exaltée, oui, parce que je ne veux pas vivre la petite vie de mes parents. Je voudrais que tout soit parfait, je veux dire qu’on change tout, on fait tout nickel-chrome, tu vois, et après on peut fermer les yeux, on n’a plus à s’occuper de rien, on peut voyager. Je ne te l’ai pas dit mais même chez les autres, j’ai remarqué que ce n’est pas parfait. Je n’ai jamais vu chez personne une maison parfaite. Ils acceptent de vivre avec des ampoules nues et des chaises pleines d’échardes. Je ne le pourrais pas. Je sais que tu m’as offert une belle maison. Ça devrait me suffire, j’ai un toit, j’aime mon jardin, mais quand je regarde autour de moi, ça me blesse, tu comprends si il y a une irrégularité dans le carrelage ou si je vois que les portes coulissantes sont un peu dures, et même dans le jardin je ne me sens pas très bien, j’ai la tête qui tourne et la nausée quand je vois que le gravier coule sur l’allée et que tu ne fais rien pour l’en empêcher, tu ne balaies même pas. Tu es un incapable et tu vivras toute ta vie comme tes parents ont vécu.
LUI : Je vais acheter un embout pour le tuyau d’arrosage.
ELLE : Ce serait un début, mais il y a tout à faire, tout à revoir, tout à reprendre. Tu es fait pour les minables petites réformes, pas pour les grandes entreprises.
LUI : Je voudrais respirer. Tu m’étouffes.
ELLE : Le jardin est sec comme un os. Et puis il pue à cause des chats. De toutes façons, tu ne sais pas acheter. Tu ne regardes pas autour de toi ce qui se fait de mieux, tu te contentes de remplacer un vieil objet par le même objet neuf. Le navire Argo. Tu es un mécano dans l’âme, pas un créateur, un mécano. Et c’est pour ça que je ne veux pas d’enfant de toi, tu me ferais un objet neuf, mais au fond ce serait une vieillerie, comme tout ce qu’il y a autour de toi, une dégoulinade qui ressemblerait à tes parents, avec une petite mentalité d’employé. Moi, je voudrais que tout soit parfait. Et toute ta vie tu laisseras des cheveux dans le lavabo. J’ai besoin de perfection. Est-ce que tu veux bien me la donner ?
LUI : Je ne sais pas, je ne veux pas perdre du temps avec la maison.
ELLE : Ça commence par là. Si tu n’es pas capable d’avoir une maison parfaite, une voiture parfaite, et un jardin parfait, ça signifie que jamais ta personne ne sera soignée et raffinée. Tu n’es pas raffiné, tu es un primitif, tu te contentes d’être propre et quand tu es propre et rasé tu es content. Mais moi je veux aller plus loin. Je veux être raffinée, je veux cultiver un art de vivre et pour ça il faut que la base soit saine, je veux que la maison soit parfaite. Si on fait installer une cuisine neuve, on s’en occupera et elle vieillira moins vite peut-être si on s’en occupe bien, si on l’aime. Et moi je ne pourrai l’aimer que si elle est neuve.
LUI : Mais tu ne pourras pas empêcher les choses de vieillir, même si tu les aimes, si tu passes du temps avec elle et si tu leur donnes de l’attention et un nom.
ELLE : Les gens non plus. Mais je veux qu’on se donne la peine de lutter. Toi tu acceptes tout. Par exemple tu acceptes que la cuisine soit éraillée. Et c’est de la même manière que tu acceptes de perdre tes cheveux et d’avoir au sommet du crâne une pièce de cinq francs rose.
LUI : Tu es ridicule, on n’y peut rien. C’est hormonal, tu sais bien. Les effets périphériques de la testostérone. À part me castrer...
ELLE : Et tout est comme ça avec toi. Moi je veux suivre tous les progrès, ne jamais m’arrêter, ne jamais battre en retraite, être au top partout, un nouvel ordinateur. Oui, finalement je préférerais un nouvel ordinateur plutôt qu’une nouvelle cuisine. Mais il faudrait que tu gagnes assez d’argent pour qu’on puisse faire les deux.
LUI : Tu as peur de vieillir ?
ELLE : Je n’ai pas peur, je dis qu’on peut faire quelque chose contre. Moi, je suis active, pleine d’énergie, pas toi, toi t’es le genre de mec qui accepte tout sans rien dire. Un non-violent qui serait un lâche. Le serpent, même s’il ne mord pas, il a le droit de siffler, non ? Toi, tu ne dis jamais rien. Un silencieux qui n’a jamais lutté. D’être chauve, tu me dégoûtes.
LUI : Je n’arrive pas à te suivre.
ELLE : Même le portemanteau du couloir, il n’est pas droit, ça penche, regarde, ça penche. Et j’ai vu un miroir chez Leroy-Merlin qui serait mieux que celui-là dans le couloir, et celui-là on pourrait le mettre dans l’entrée ou alors le donner ou alors aux puces.
LUI : Moi je pense que le calcaire dans les robinets, c’est comme dans les artères, et c’est ça qui te fait peur.
ELLE : Les artères, ça me fait pas peur, au contraire, moi j’ai du vrai sang, du vif, qui court et toi t’es un mec qui bouge pas, on te pose là et tu restes, toi-même tu dis que tu veux regarder le ciel c’est tout.
LUI : Pas le sang, mais ce qui bouche et l’empêche de courir. C’est ça qui te fait peur.
ELLE : Je veux qu’on change la cuisine, qu’on change tout, tu vois, et on aurait même un grand congélateur et un lave-linge intégré comme ça on gagnerait de la place dans la salle de bains et ce serait beaucoup plus joli parce que la crosse d’évacuation des eaux usées de la machine à laver n’enjamberait plus la baignoire et on pourrait la changer aussi, la baignoire, on en mettrait une à jets, à buses automassantes, avec un robinet thermostatique, mais il faudrait qu’on mette un adoucisseur d’eau et le plombier, tout au début, tu te rappelles, nous avait dit que pour mettre un adoucisseur d’eau il faut changer toute l’installation, placer un cumulus plus important et pour cela le mettre ailleurs que dans le placard du couloir, donc démolir les cloisons et pour cela il faut pouvoir atteindre le vide-sanitaires mais il n’est pas assez haut pour qu’un homme puisse y travailler, juste assez grand pour les campagnols et les lézards, mais pas pour un homme, tu te souviens quand j’y ai vu un crapaud, il m’avait fait peur, mais j’aimais qu’il habite là, à cause des vœux et des miracles, oui, il faudrait détruire le plancher de la maison pour pouvoir surélever le vide-sanitaires et installer un autre cumulus, c’est drôle, hein, ce nom de nuage ?
LUI : Ça n’est pas possible, il faudrait qu’il ne reste plus pierre sur pierre de cette maison.
ELLE : Tu vois bien qu’on ne peut pas rester ici, tu vois bien que t’es bon à rien, même pas à me donner une vie parfaite.
LUI : Lève la tête, regarde le ciel, la Lune n’est pas neuve non plus. ELLE : Gros bœuf. LUI : Tu es une fille épuisée parce qu’au fond de toi t’es ruinée par la peur. Tu l’as au
ventre et tu bouffes rien. On voyage pas, on sort jamais, on va seulement dans les magasins pour que tu puisses acheter des choses neuves, mais ça pue, les magasins, ça pue la Bakélite brûlée et c’est plein de poussière noire qui sort des camions. Tout ce que tu me fais acheter, tu crois vraiment que c’est neuf ? Ça a traîné dans les usines et dans les cartons, des types qui venaient juste de se branler ont pris tout ça à pleines mains pour les jeter sur des palettes et ils les ont chargées, ces palettes, sur des camions qui n’étaient pas neufs et loin d’être parfaits, et qui avaient peut-être renversé des gosses qui jouaient sur la route, tiens, tu vois ce genre de camion qui roule à toute vitesse sur les nationales qui traversent les villages. Et ça transporte les aérateurs de robinet que tu vas me faire payer douze francs, mais c’est sale de toute la douleur des enfants qui ont traversé la route...
ELLE : J’aime pas qu’on se foute de moi.
LUI : Je veux bien changer les robinets et tout ce que tu voudras, ça me fera mal au cœur pour l’argent mais je suis prêt à le faire pour toi, mais qui me dit que tu t’arrêteras là, il n’y a aucune raison que tu t’arrêtes jamais.
ELLE : Je ne m’arrêterai jamais, parce que c’est la vie.
LUI : Je sens que tu as raison. Tu me scandalises mais tu as raison. Pourtant je voudrais être tranquille. Je voudrais qu’on cesse de parler de ça.
ELLE : Un jour, j’ai pensé qu’il y avait une solution. Ce serait regarder le soleil, le fixer assez longtemps pour qu’ensuite plus rien au monde ne défie mes regards et ne me fasse de mal.
LUI : Il est pas tout neuf, le soleil. Mais s’il te plaît comme il est, je ne discute pas. Et d’ailleurs je trouve que t’as bon goût.


© Régine Detambel