À lisotter

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Manger, ça fait du bien
Régine Detambel
Manger, ça fait du bien
Nouvelle

Date : 2005
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Présentation

Manger, ça fait du bien

Ange Rioux, détenteur d’une carabine de foire, à air comprimé, n’est même plus un corps de chair mais une gigantesque invagination de graisse dans un secteur de l’espace. Il a dû incorporer tous les corps gras du monde pour faire de son organisme cette huilerie. Cela lui sert pourtant de corps. Cela vaut pourtant comme corps.
On place deux chaises sous la monumentalité du prévenu. Mais les chaises ne suffisent pas. Alors quelqu’un dirige un fauteuil roulant jusqu’à l’obèse, qui s’affale.
— On vous prête la bécane du commissariat.
Tout le monde rit.

Le commissaire Barral s’assied à son bureau. Il a teint son visage de la misanthropie douce du bon flic. Il fronce légèrement le sourcil pour montrer qu’il a la frontière du bien et du mal toujours devant les yeux. Malgré le délicieux ramdam de la nuit précédente, sa secrétaire a recouvré son chagrin, indéfini et essentiel. Sa secrétaire a l’amour triste. Depuis qu’elle est éprise de Barral, elle vit dans une anxiété brûlante qui l’absorbe et la dévore, sans lui laisser d’autre bonheur que des jouissances de rêverie, des réminiscences assez ressemblantes aux effets de la folie, yeux mi-clos, suçant des cigarettes. Sa passion pour Barral la conduit plusieurs fois par jour d’une pente banale de l’humeur à son exaspération folle. Pour son commissaire, elle passera dix fois par jour, insensiblement et sans rupture certaine, du secrétariat à la camisole. Elle ne connaît que l’amour abyssal.
Studieuse et mélancolique, elle se tient donc la tête penchée, regardant dehors seulement les sombres périscopes des cheminées émergeant des toits, tandis qu’Ange Rioux fait grincer son fauteuil.
— La nuit dernière, vers deux heures, vous avez fait feu à plusieurs reprises sur Mlle Andrieu, Béatrice, commence Barral. Qu’est-ce qui vous a pris ?
— Je sais pas, répond Rioux.
Les jolis doigts de la secrétaire grouillent sur le clavier.
— Je lis que votre père était cuisinier, poursuit Barral, tandis que la secrétaire attend de saisir la réponse du tonnelet.
— Oui.
— Êtes-vous diabétique ?
— Non.
— Boulimique ?
Le commissaire Barral semble perdu dans les pensées les plus absorbantes. Il se pose une question née de quelque raisonnement abstrus : jusqu’où peut-on grossir, dans l’absolu, c'est-à-dire si l’on n’est retenu par rien, par aucune sagesse ou aucune satiété ? Rien ne pourrait arrêter notre accroissement, pense Barral, avec angoisse. Il s’entend grommeler que, tout de même, la croissance de l’homme n’est pas illimitée, en diamètre comme en longueur, et que cela doit bien finir quelque part. L’appétit humain a ses limites, ainsi que la poche gastrique. Pourtant il y a des requins, des crocodiles, des vers aussi probablement, qui grossissent jusqu’à leur mort. Des arbres même. Des arbres, oui. Les gros se figent dans une inexorable métamorphose en baobab ou en séquoia, leurs cuisses commencent à s’envelopper d’une écorce blanche comme bouleau, leur tronc s’élargit et leurs chevilles font craindre l’exiguïté du socle. Il n’y a pourtant pas d’arbre obèse. Semblablement les pierres. Seul ce qui a tété le sein goutte à goutte répugne au jeûne. Toutes les quatre heures, il faut que les lèvres touchent quelque chose, que la langue malaxe et que les dents broient et emportent.
Le prévenu râle : À quoi on joue ?
Il tripote les roues du fauteuil. Il avance, il recule, il tourne sur lui-même. Ça le fait marrer. Soudain même il semble s’alléger.
— Monsieur Rioux, vous êtes un débauché car votre obésité affichée est un abus prémédité et volontaire du plaisir de bectance. Par là vous êtes déjà un délinquant.
Barral a fait vibrer une corde irritable du beau gabarit. La rage le suffoque. Le pansu se met à ululer contre la discrimination par le gras.
— Et de quoi vivez-vous ?
Là, le rembourré prend son temps. Il se racle la gorge, s’étire.
— Saucissier ? Charcutier ? insiste Barral.
— De mes rentes.
Si le capitonné a mené une vie d’une certaine longueur (né en 1945, à Lorient), elle a à coup sûr manqué d’un certain sérieux spirituel. En fait de dévotion, il a tout d’un moine rond et gras qui ruminerait, dans sa tête et dans sa bouche, non pas des psaumes mais des sauces. Son voeu est probablement de mourir à table, avec le pain frais et le beurre salé sous le menton. Et il aura ainsi consacré toute son existence terrestre à soutenir le poids de sa panse.
Toutefois, à en juger par son malaise croissant, Ange Rioux n’a peut-être pas uniquement grenouillé dans sa graisse, il n’a peut-être pas seulement passé sa vie à empoter des assiettes de viandes et ensiler des parts de gâteau arrosées. Sa chaussure droite tremble un peu sous l’épaisse cheville. Rioux regarde fixement l’ongle de son pouce comme s’il avait été le miroir d’un curriculum tumultueux et raté. Son casier judiciaire est vierge pourtant. Gêné, le gros fait faire une volte-face à son fauteuil. Ça grince.
— Vous avez lâché votre petit plomb dans la chambre d’une demoiselle Andrieu, pourquoi ?
— La fenêtre était ouverte.
Beurreux, imbécile beurreux, pense Barral.
— Il y avait quelqu’un dans cette pièce. Il y avait une jeune femme que vous auriez pu blesser gravement. Avez-vous réfléchi aux conséquences de votre acte ?
— C’était plus fort que moi.
— Il ne faut confier ni le feu aux enfants ni le fer aux furieux, dit Barral.
Sa secrétaire est fière du mot. Elle le transcrit avec une fidélité de biographe. Assez satisfait lui aussi, Barral tourne vers elle ses dents blanches. Ce sourire lui porte un coup ferme, la commotionne fortement, puis l’agitera vivement jusqu’au soir. Amuse-toi mais n’aime point, lui disait pourtant sa pauvre grand-mère.
Rioux n’a pas prêté attention à l’ironie de la poulaille. Il est plutôt soucieux des vigoureux vomissements qui proviennent des toilettes, juste derrière lui, où deux ivrognes se soulagent en rythme. Il pâlit. Barral en profite pour placer une nouvelle banderille :
— Qu’est-ce que vous avez donc contre la demoiselle Andrieu, au point de vouloir la farcir de plomb ?
— Rien.
— Comment ?
— Mais rien du tout.
Rioux a haussé le ton. Son sang tourbeux ne fait qu’un tour. Il avance vers Barral ses arcades sourcilières injectées de gras. Ses poings se crispent autour des pneus du fauteuil.
— Fais pas le con, dit le commissaire, tu vas te coincer les doigts dans les rayons !
Des commencements de pensée, de simples indications, des mentions suffisent d’ordinaire pour extorquer les aveux quotidiens. Seulement cinq ou six fois l’an, quelques fortes têtes sortent du lot. Il faudra sérieusement cuisiner le gravos. Il commence à se raidir. Rioux ressemble à un bonhomme de cire chaude et pourtant il trouve maintenant la force de se redresser. Il y a donc bien, dans ces structures amorphes, de vieux muscles dont on avait oublié l’existence.
— Vous étiez le client régulier de la demoiselle de petite vertu Andrieu et soudain, un beau soir, vous renoncez à la sauter pour tenter de la truffer d’un petit plomb d’ailleurs tout juste bon à péter les ballons à la foire…
Le pyramidal secoue la tête : Evidemment que je voulais pas lui faire de mal !
— Alors pourquoi vous lui avez tiré dessus ?
Silence. Bien encagé dans sa graisse, carré dans le fauteuil roulant qui lui confère une mobilité de patineur, le prévenu Rioux est redoutable et trapu comme un char d’assaut. Mais une bande de jeunes, tous grands et athlétiques, passent derrière lui, le faisant basculer dans le ridicule. Il voit défiler avec agacement leurs ventres parfaits, symétriquement bossués par les muscles abdominaux droits et obliques, recouverts d’une peau fine, bronzée, libre de toute charge adipeuse, de toute adhérence et qui se plisse comme une toison de bébé quand on arrive à l’élastique des shorts blancs. On devine ensuite des poils plus longs et dressés en spirales mais Rioux détourne vite sa physionomie de vinaigre pour ne pas s’exposer à la médisance du commissaire, qui ne fait peut-être que semblant de regarder ailleurs.
— Ne soyez pas envieux ! S’ils sont minces, c’est par don, assure Barral.
— Je peux manger un morceau ? demande timidement Rioux. Je crois que je vais me trouver mal.
Bouffer devant un flic est un acte d’humilité. Mais, la bonbonne est prête à capituler. À présent, Rioux se sent mou comme s’il n’avait eu que des muscles abaisseurs. Même, un instant, comme un hamster, le persillé regrette de n’avoir pas gardé un peu de riz en réserve dans ses abajoues.
— Ce n’est pas l’heure de manger, cessez de vous ronger les ongles.
Abjectement gros et gras comme le roi des abeilles, le gluant ne risque pas de mourir enragé de malefaim. Mais, comme s’il tenait absolument à garder intactes, le plus longtemps possible, ses réserves de graisse emmagasinées, comme s’il craignait d’entamer ce précieux fonds de sécurité, il insiste.
— L’homme est ce qu’il mange, dit Barral.
Du coup, le pacson renonce à sortir de sa poche des bananes mûres. Barral considère, songeur, la forme engourdie et réfractaire d’Ange Rioux. La graisse du visage ne plaisante pas. Elle vous emplit d’abord les joues d’un sérieux tragique. Puis vous n’êtes plus, pour elle, qu’un moule imposé et parodique. En six mois, elle vous maîtrise complètement et vous êtes une figure du musée Grévin.
— Contre qui en avez-vous donc ? Contre lui ou contre elle ?
— Qui ça, lui ?
— Vous en voulez à Mlle Andrieu ou bien à son souteneur, Monsieur William ?
Barral épelle posément William mais Rioux secoue la tête :
— Je ne connais même pas l’existence de ce William.
— Vous aller me faire pleurer, dit Barral.
— Vous ne me croyez pas ?
— Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait, la demoiselle Andrieu ? Elle vous a trompé ? Elle vous a menti ? Elle vous a volé ?
— Elle… Elle a voulu me mettre au régime, avoue enfin Rioux.
Un temps. Il avale douloureusement sa salive. Les larmes lui viennent aux yeux.
— Parce qu’avant cela, vous n’aviez jamais pensé à vous mettre à la diète ? demande doucement Barral. À remplacer le boudin par de la salade verte ?
— Jamais, dit Rioux, avec un vrai accent de sincérité.
Un régime amincissant est un martyre intériorisé. À travers lui, l’ancien tu-seras-privé-de-dessert continue d’imprimer sa marque traumatique. Rioux improvise une croisade contre ces profiteurs qui vampirisent les gros. Les obèses, malléables et lascifs, dociles à toutes les impulsions amincissantes et à tout ce qui pourrait leur ôter le pain de la bouche, constituent un domaine sans loi, ouvert à d’innombrables dilettantismes, à tous les abus, à la charlatanerie, aux plus louches manipulations démagogiques. Parce qu’ils sont, les trop-pesants, ce qu’il y a de plus passif et de plus désarmé dans l’univers des formes, chacun, pourvu qu’il porte blouse blanche, pourrait les pétrir et les façonner à son gré. Et l’adipeux joue devant Barral celui qui, de bonne foi, demande pourquoi il faudrait trouver à redire à cette œuvre qui avait grandi pendant des années, et chaque jour grandi comme un arbre, par la seule force de sa nature, sans qu’il y ait eu une seule heure de gaspillée. Et, franchement, Rioux ne comprend pas pourquoi il faudrait maintenant briser les assiettes et les plats, tordre tout le peuple de couverts qui s’était agité pour mener à bien la lente assimilation d’où ce vaste monde avait surgi. Il montre son menton, qui pend avec un naturel de stalactite. Il montre, le bâfreur, son ventre, et fait bien remarquer qu’il est hors de question pour lui de s’obturer la gorge avec du mastic végétal et des sucrettes.
— Et vous croyez peut-être que je vais me boucher avec des culs d’artichaut et de la laitue ? ironise-t-il enfin.
— Vous moucher, à la rigueur, dit Barral.
— Vous me voyez manger des concombres ?
Le lardeux a toujours eu les pommes et les haricots verts en abomination.
— En effet, vous n’avez rien d’un être épuisé par la cellulose. Que diriez-vous d’une bonne Forêt Noire, habillée d’un épais velours de chocolat et saupoudrée de copeaux. Sans compter cerise et sucre glace ?
Devant le commissariat, un jardinier ratisse le square. Une délicate fumée sentant la résine passe sous les fenêtres. Histoire de lui changer les idées, Barral invite le mégalosaure à commenter le phénomène brumeux mais il hausse les épaules et éternue. La crapule est délicate.
Barral dit : Foutez le camp, je vous ai assez vu.
Sa secrétaire allonge les jambes et remonte légèrement sa jupe sur sa cuisse. Elle produit une liasse de feuilles devant Rioux, ses maigres aveux, avec un stylo, pour signer.
Rioux signe et tente de se lever mais il se sent aussitôt abandonné de ses jambes et doit se rasseoir dans le fauteuil. Il s’excuse : Un petit malaise, ça fait longtemps que j’ai rien mangé. Son pantalon remonte. On voit ses mollets, ou plutôt un aspic de mollet, pris qu’ils sont dans leur accompagnement gélatineux de graisse et d’eau salée. La tige de ses chaussettes se fripe. On voit ses chevilles, ou plutôt l’odieux guillochis rouge et violet des petits vaisseaux éclatés à l’intérieur blanc bleuté de ses chevilles.
— Affaire classée, dit Barral. On garde votre carabine. Mais avant de mettre les bouts, vous rendrez ce fauteuil à l’inspecteur Saint-Vincent. Propriété de l’Etat français.
— Bien, dit Rioux. Merci, dit Rioux. Je m’en vais, dit Rioux, qui caresse les pneus, avec volupté.
— Raccompagnez-le, dit Barral à sa secrétaire, qui quémande quelque chose de plus. Et tâchez de me récupérer ce fauteuil. Il est capable de nous le bouffer !

Il y a un fleuriste et un boulanger à côté du commissariat. Le pain, ça sent bien meilleur que les fleurs, pense Rioux. Et le gros chimérise sur les plaisirs d’un bon repas, d’une sauce aiguisée d’un verre de vin, avec du lard coupé en dés, de petits oignons passés au beurre, des pleurotes revenues dans un jus de châtaigne, et des truffes. Des truffes grosses comme le cul de Mlle Andrieu. Manger, ça fait du bien. Il y aura du pain frais, avec un goût de mélasse, et de petits morceaux de noix. Il mangera tout ce qu’il voudra. Il avalera avec volupté. La lumière rouge du vin éclairera comme en plein jour. Et il mangera jusqu’au petit matin, quand l’aube grise pâlit les fenêtres, sans penser à s’arrêter.

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Régine Detambel ©