Corps écrit

Corps écrit

Imprimer la fiche
Cixous (Hélène) > Hyperrêve (2006)

Présentation

Hélène Cixous, Hyperrêve, Galilée, 2006.

Présentation
Une personne âgée et sa fille aux prises avec ces « derniers temps », et avec les manifestations de la grande vieillesse : mauvaise humeur, radotage, exemples de çamrapelle, troubles de l’équilibre, maladie de peau… Comment faire avec ?
Le prière d’insérer s’ouvre sur une scène d’onction. La fille badigeonne la peau de sa mère du contenu d’un tube de crème dermique. Sa mère est décutie, jeu de mots.
Tout ce livre est écrit en oignant la peau de la mère, pendant le temps d’onction. Plus je l’oins, plus mon esprit adhère physiquement au mystérieux tissu de l’amour. « En oignant soigneusement le dos d’Eve, en commençant toujours par l’épaule droite. » Je serai cette peau demain, dit la fille. On ne se connaît pas dans vingt ans. Je fais mes exercices sur ma mère. La théorie, dit ma mère, c’est zéro. Il n’y a que la pratique.

Extrait

« Intus et in cute
J’oignais ma mère. “Je fais la peau de maman” me dis-je. C’était un peu avant la fin, tu es le temps, pensais-je, le temps d’avant la fin. J’habitais maintenant avant la mort de ma mère, je regardais ma mère se lever et se coucher tous les jours à mon horizon, avec une admiration bouleversée je me vivais d’angoisse.
Les derniers temps, me dis-je, je n’ai pas arrêté de sentir que tout a changé, tout ce que j’appelle “tout” confusément, a commencé à se passer tout autrement qu’avant les Événements. Tout d’un coup, je suis passée sous le régime des “derniers temps”, je veux dire les ultimes, ceux qui vont venir, mais qui ne sont pas sans connivence avec “les derniers temps” ceux qui viennent de se passer. Les uns s’éloignent vers le passé, les autres s’éloignent dans l’avenir. La différence entre les derniers temps ultimes et les temps derniers c’est que ces derniers ont une date, alors que les ultimes, non.
Les ultimes, j’y suis, maintenant je le sais d’un sans savoir sauf par tous mes sens. Ces temps se divisent en deux étendues de temps mouvantes, instables, comme deux continents transparents qui tour à tour s’adjoignent se mêlent, se mélangent, se dissocient. Il y a le temps d’avant l’interruption de ma mère. Il y a le temps d’après l’interruption de mon ami. Je suis paradoxale dorénavant. Je suis avant après et après après je suis en retard et en avance je suis déjaprès et déjavant, je suis jetée en ronds encerclée, distancée.
On peut toujours perdre plus pensais-je, je tournais ma pensée autour de cette pensée, j’oignais ma mère par gestes circulaires, par pressions rapides légères exactes, sans plus hésiter désormais à tamponner les bulles et les cratères qui l’an passé m’avaient comme interdite, lorsque je tentai de les approcher de mes doigts enduits de pommade, en me lançant de larges regards cyclopéens, je n’osai pas le dire à ma mère alors, l’année dernière, que se menait matin et soir un bref combat intérieur entre ma raison et mon instinct égarant de répulsion, c’était l’idée, une illusion, que ces crevasses rondes bordées de liserés de peau cramée me regardaient, qu’encore un peu et je mettais le doigt dans l’œil, on peut toujours perdre plus, me disais-je, absorbée dans mon travail minutieux d’encerclement et d’oignement des plaies dont la fréquentation produit à la longue un apprivoisement de mon esprit et de mon âme vibratoire – et inversement une sorte d’apprivoisement des ulcères et des plaies qui se laissent enduire avec des docilités animales. “Je continue à vivre” me disais-je, pensée merveilleusement amère, amèrement émerveillée, je continuais à vivre, donc à perdre, pensais-je, “c’est sans fin”, si j’écrivais cette phrase, pensais-je en oignant soigneusement le dos d’Ève ma mère en commençant toujours par l’épaule droite, si je posais cette phrase privée de souffle et d’intonation sur une feuille de papier elle aurait le visage d’un masque, elle serait équivoque, elle jetterait un froid, le froid sans force d’une incertitude, moi-même d’ailleurs, à genoux devant ma mère debout, le dos tourné vers la lumière qui entre par la fenêtre, je la trouve étrange et triste et attristante cette phrase qui me vient du fond éloigné de toute mon histoire et en même temps de ce que j’ai juste sous les yeux devant le nez, la peau de ma mère sur laquelle j’étale en commençant par le haut du corps et par la face dorsale toujours par quantités petites et régulières le contenu d’un tube de pommade puis un deuxième. Il me vient à l’idée que la peau de ma mère debout devant moi le matin de juillet où nous continuons à vivre, c’est-à-dire où la vie continue à tisser ses tissus dans le cadre du corps de ma mère et dans le cadre de mon corps – la peau de ma mère, datée, serait la toile, ou le miroir ou le tableau, le plus fidèle de mon état d’âme fondamental et daté, ou de ce qu’on appelle la vie, ou peut-être l’horizon du temps sur lequel se peignent ou se déposent les effets physiques de ce qui nous arrive à vivre. De ce qui nous arrive, à vivre.
Je continue à vivre donc à perdre, me dis-je, en “m’attaquant à” comme on dit, m’attaquant moi-même, m’en prenant par le cou à mes résistances pour m’occuper de l’ulcération principale de ces derniers temps, la bulle située sous le bras gauche, éventrée.
Cela nous prend, comme on dit, près d’une heure cet oignement, on ne peut le faire trop vite, le tact doit être délicat pour être précis et indolore, donc modéré. Pendant cette heure, nous parlons peu. On dirait une petite messe. Je ne dis pas cela à ma mère. Messe, ça n’est pas kacher. On dirait une petite sorcellerie
“Je continue à vivre” pense le corps de ma mère
– Puisqu’on m’a dit “c’est comme ça, ça ne se guérit pas” je fais avec, dit ma mère. – Ça ne se guérit pas, vivre, pensais-je mais je ne le dis pas.
– Tourne-toi un peu, dis-je.
À la fin la mort gagnera. Mais jusqu’à la fin on ne sait pas qui gagne.
Je serai cette peau demain
J’oins ma vieille heaulmière je me confesse
Je serai cette peau demain
Et l’oignant je cultive les temps, les étale à deux mains l’un sur l’autre le sien le tien le mien le nôtre, je broute et je rumine l’avenir. J’étudie : comment la mort fait sentir ses morsures délicates et compliquées. Comment elle est déjà un peu là, mordillant. Ses incursions. Comment la vie les lui rend. Comment elle reprend forces et corps en suscitant, citant, ressuscitant par les chemins des rêves.
Or c’est en ces temps-là, au moment où tout est perdu que je trouverai enfin la réponse à la mort, le chemin du bonheur dans la douleur : c’est autre-chose-qu’un rêve, c’est l’hyperrêve. »

Mes notes chaotiques, après une lecture subjective et fébrile, pour préparer la venue de Hélène Cixous, à la médiathèque de Limoges
CIXOUS BROUILLON MAINS = lecture palpatoire, l’œil touche, la main voit+ reprendre Sylvie Germain : les livres comme la peau de l’auteur
+ Kristeva : Proust et la transsubstantiation
+ Nancy autographie auteur

Et maintenant pensais-je si je mettais la main sur le bréviaire de saint Grégoire j’y toucherais à mon tour le souvenir de la main de Montaigne.Je caressais. Je ne lisais pas. plus exactement je lisais seulement la peau du livre. Je touchais. Je remontai. J’allai m’approchant du biblique des livres, qui sont d’abord des objets magiques, des pâtes composées de peaux, de membranes d’arbre, de pellicules de roseaux d’Egypte, de peaux d’agneau de Pergame, de la peau des doigts humains. Les livres qui sont toujours encore finement tremblants de ces mémoires espérantes. Non, rien à voir avec ces lectures de textes extraits de leur couche matérielle, ces détachements de textes auxquels souvent je me livre pour me délecter de délectures savantes. Ici, dans la Librerie, je palpais.

Je touchai Pascal, sa forme, son autoportrait d’âme, ouvrage, fureurs, halètements. Qu’est-ce qu’une Pensée ? (…) Ce ça là, ce sang craché, ce papier possédé, cette dilacération ces hurlements mais saisis au seuil même du néant par les délicats doigts bibliques. C’est miracle n’est-ce pas que mourant l’on veuille garder trace de cette s’en-allance, de cette mourance écumante. Souffrance de la Pensée. Souffrance comme Pensée. Pensée colmme joie ou souffrance de joie. Cela fut écrit. Cela fut lut. Des centaines de milliers de fois. Cela ne suffit pas. il faut l’avoir vécu un peu, avant tout récit. Voir ¬¬— toucher avec la timidité due l’Ecriture-Même : le grattement, l’écorchure, l’agonie de la pensée.
Dire que iml’on a inventé la peau à scarifier. Comme si l’on avait su avoir besoin de mimer le tourment qu’est l’âme humaine.

Cette lettre est massive et a un corps solide et élevé sur le papier, si vous passez la main dessus, vous y sentez de l’épaisseur. Si vous passez la main sur la peau du psautier de saint Louis vous sentez la douceur d’une peau de jouvencelle, comme si le moine avait voulu souffler un supplément de tendresse absolument ineffaçable dans le corps raide du roi.

L’encre tient, le subjectile s’en va.
Chimies de mort. Le manuscrit de Hugo : l’encre attaque le papier et le troue (ici parler de notre rapport à l’oxygène, qui nous tue par les radicaux libres). La moisissure a chancré dans quelque logis négligent les manuscrits de Diderot.

(à mettre dans Rimbaud) : Rimbaud, la lettre du Voyant ne se voit déjà presque plus.

Car les livres manuscrits, s’ils nous touchent au cœur, c’est parce qu’ayant été vivants ou bien étant encore vivants, à la lettre aussi récente que si c’était aujourd'hui, ils passent, ils peignent leur propre passage, ils s’en vont, encore présents, encore — comme datés de cet « aujourd'hui » errant, ils vont, s’effaçant. C’est saisissant ce mourir lentement. Longue cérémonie. Décomposition de la décomposition.

Il y a près d’un an j’ai touché — « Pascal ». — Ai-je touché Pascal ou « Pascal » ? Ou la mémoire de la main, de la fièvre, des gouttes de sueur, des larmes, de Pascal ? Est-ce que je veux (le) toucher ? Aurais-je voulu toucher sa main ? La main de corps ? Le corps de sa main ? Les mêmes mots pour la chair et pour le papier. Pour le concret et pour l’abstrait. Ça ne se sépare pas. Non : je voulais, je veux, toucher la main de l’âme, la main de la pensée, la main mue par la parole déferlante dont je viens effleurer les traces. La fleur. L’éphémère. La vie même, son mystère, donc son extrémité, sa Fin la mort. La trace, dit Derrida. Mine de la mort. Trace, preuve et visage qu’il y a vie, qu’il y a eu vie, trace toujours finie d’un être fini.

Écriture = mélange de la main et de griffe scribo, schreiben, write, graver, gratter, graben, entailler le bois, gratter la terre, graben, enterrer, la tombe. Écrire : sauver, garder, enterrer. Enterrer en sauvant. Écrire dit la tombe en disant la belle lettre vive d’aujourd'hui.
Voilà pourquoi moi, ce que j’aime, c’est les voir, les livres, les scribes, en train de creuser leurs tomberceaux. Peindre et perdre à la fois. J’aime le moment de la lutte pour sortir du chaos du cerveau et se laisser visqueux fumant sur le radeau de roseaux. Où sont les manuscrits raturés barbouillés mêlés indéchiffrables dont nous parle Rousseau dans les Confessions et qui attestent, dit-il, la peine qu’ils m’ont coûtée ? Où sont les pages d’avant « le propre » ? La période tournée et retournée cinq ou six fois de suite dans le cerveau ? Je n’ai vu à Paris et Genève que la cinquième transcription après le désordre et le tumulte. Je préfère les extrémités, qui se ressemblent, les deux bouts de la vie, son naître et son n’être, l’un faisant penser à l’autre.
Y a t-il représentation plus poignante de notre destin qu’un manuscrit à chaque instant de tout son temps ? J’étais debout dans la petite salle de la Rotonde, le 15 novembre 1999, et je tenais dans mes mains le manuscrit de Stendhal. J’avais les mains où ses mains avaient passé à toute allure comme d’habitude. Les mains sur les empreintes de ses mains. On touche à l’intouchable et on le sent. Le papier garde. Cela doit pouvoir s’analyser. J’ai déjà eu cette sensation ravissante, c’était au Louvre il y a quelques années, j’avais dans les mains une gravure de la main de Rembrandt, je touchai à Rembrandt, je vis le paysage comme jamais. C’est une sorte de prière à plusieurs mains et qui est dans l’instant exaucée.

Il reste dans le papier, dans l’entremêlement peint des caractères, du caressé, du touché, de l’odeur.
Ces sensations d’au-delà ne peuvent avoir lieu qu’à la suite de moi, plus loin, après la peau, après la pensée, dans cet espace où il nous arrive d’arriver sans arriver lorsque nous faisons l’amour.

Montaigne appelait le passage de vie à trépas : l’Expérience : la mort se mêle et se confond partout à notre vie, notait-il.

Moi-même j’écris ceci sur du papier ordinaire recyclé format 210 X 297 mm, blanc cassé, rugueux, grossier, je ne prends pas le papier qui gratifierait mon sens du confort un certain papier tout blanc et lourd, encore moins un vélin, le vélin que l’on m’a offert finalement n’est jamais arrivé sous ma plume il est resté sur l’étagère, et cela depuis des années, j’évite, je le vois maintenant, je me garde d’une certaine épaisseur, d’un poids, d’une élégance. Comme si ma main, pas ma conscience, comme si mon corps demandait la terre, l’humilité, l’humus. Et c’est cela le sacré, le secret, pour écrire, à écrire, l’écrire sur terre.
Alors que mes peaux d’apparence, d’apparat, mes vêtements posés par-dessus moi se veulent visibles, luxueux, artistes, mes peaux secrètes sont brutes, impréparées. Et de même je n’écris pas en costume, mais sans apprêt, seulement vêtue, toujours le vieux pantalon, le vieux pull, les mêmes effacés toujours les mêmes tous les jours chaque année, mes peaux de bête qui souffrent bien les chaos, les ratures, les égratignures.

INSPIRATION
J’écris tout sur des blocs Leader Price achetés par ma mère, avais-je écrit le 14 octobre 1999, les blocs deux fois moins chers, les trophées de ma mère. Peu à peu, d’année en année, de la main de ma mère à ma main je ne peux plus me passer des blocs Leader Price, les plus-moins-chers d’Europe. Peu à peu les blocs Leader Price que moi-même je n’achèterais jamais acquièrent un pouvoir bénéfique presque imperceptible, alors que jamais, inspirée par mon bongoût, je n’achèterais des blocs tapageusement vulgaires, peu à peu je ne peux plus écrire mes hypotaxes ailleurs, ma main droite et surtout mon petit doigt et mon annulaire ont besoin de se frotter sur ce précis papier le plus moins cher, effleurement névrotique désormais qui s’effectue assez loin de mes organes géniaux.

Si la mère meurt, alors comment
« rétablir le contact vital avec le papier donc l’écriture »
« tu ne pourrais même pas poser le bout des doigts sur la peau du bloc de ta mère »
« tu serais coupée de la pauvre façon qui te resterait d’essayer de limiter le déferlement des sangs vers la mort »
Témoignage de mes hantises et de la spéculation silencieuse de ma mère : elle achète de plus en plus de blocs Leader Price. Je la vois : elle m’approvisionne pour son voyage.

D'autres extraits
« J’oignais ma mère. ‘Je fais la peau de maman’ me dis-je. C’était un peu avant la fin, tu es le temps, pensais-je, le temps d’avant la fin. J’habitais maintenant avant la mort de ma mère, je regardais ma mère se lever et se coucher tous les jours à mon horizon, avec une admiration bouleversée je me vivais d’angoisse. (…) j’oignais ma mère par gestes circulaires, par pressions rapides, légères, exactes, sans plus hésiter désormais à tamponner les bulles et les cratères qui l’an passé m’avaient comme interdite, lorsque je tentais de les approcher de mes doigts enduits de pommade, en me lançant de larges regards cyclopéens, je n’osais pas le dire à ma mère alors, l’année dernière, que se menait matin et soir un bref combat intérieur entre ma raison et mon instinct égarant de répulsion, c’était l’idée, une illusion, que ces crevasses rondes bordées de lisérés de peau cramée me regardaient (…) absorbée dans mon travail minutieux d’encerclement et d’oignement des plaies dont la fréquentation produit à la longue un apprivoisement de mon esprit et de mon âme vibratoire — et inversement une sorte d’apprivoisement des ulcères et des plaies qui se laissent enduire avec des docilités animales. (…) en oignant soigneusement le dos d’Eve ma mère en commençant toujours par l’épaule droite (…) j’ai juste sous les yeux devant le nez, la peau de ma mère sur laquelle j’étale en commençant par le haut du corps et par la face dorsale toujours par quantités petites et régulières le contenu d’un tube de pommade puis un deuxième. (…) En l’oignant je cultive les temps, les étale à deux mains l’un sur l’autre le sien le tien le mien le nôtre, je broute et je rumine l’avenir. J’étudie : comment la mort fait sentir ses morsures délicates et compliquées. Comment elle est déjà un peu là, mordillant. Ses incursions. Comment la vie les lui rend. »

Dans sa peau touchée et sans cesse retissée par sa mère nourricière, léchée par elle, trempée de sa salive et de ses baisers comme de l’eau du Styx dans laquelle Thétis plongea Achille, le presque immortel, l’enfant se sent un petit Zeus porte-égide, drapé dans sa peau de chèvre. Sa belle peau solide et forte est le sac qui retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de paroles y ont accumulés. Elle est aussi la barrière qui le protège des avidités et des agressions venant d’autres que sa mère.
Toute mère un tant soit peu caressante est une Amalthée, apte à doter d’une armure sans faille son divin rejeton. Enveloppé dans cette égide absolue, l’enfant a une confiance illimitée dans sa peau.
Des décennies plus tard, la narratrice rejoue cette histoire, en inversant les rôles, c’est elle qui a des mains de maman, ces mains qui sécrétèrent autrefois, pour sa petite, une peau solide, parade efficace à l’angoisse, à l’ennui, à l’oubli. Le massage, l’onction renouvellent cette consistance que le regard de maman, l’attention de ses mains, l’écoute, bâtirent autrefois.
Réparation infinie. Résurrection infinie.

LA PEAU intus et in cute
Intérêt de Hélène Cixous pour la peau : vous le dites à plusieurs reprises : « La peau, si on l’observe, suscite la confession. Pour peu qu’on la fréquente. Il y a quelque chose dans la peau méditée, qui fait parler. On n’a pas commencé à penser à la peau, me dis-je. Cela s’explique en partie par la rareté des occasions d’un face à face avec la peau, plus particulièrement la peau d’une personne supérieure vénéré et supposée toute-puissante. »

LE DOS DE LA MERE
Sans doute je préfère le dos. Si je m’en tiens au dos, il a une délicatesse sans âge. La peau est d’un blanc légèrement rosé, avec une touche de jaune paille très légère. Toute la vieillesse est dans les jambes. L’affaissement, la corrugation (plissement de la peau), le ravinement, la fronçure du tégument des cuisses, les tuméfactions, les traces de coups violents portés par l’âge, le tuyauté artériel, il n’y a pas de doute, c’est la vieillesse humaine.

LA MAUVAISE HUMEUR DE LA vieillesse :
Je n’aime pas ce pain, grince ma mère. Cela signifie je ne t’aime pas, je n’aime pas ce jour, je suis très en colère avec cette famille, je n’aime pas cet univers. Je lui apporte une autre sorte de pain, qu’elle n’aime pas également, ensuite une autre, puis une sixième, et je sens monter en moi une fureur. Les horions pleuvent, nous en venons aux deux extrémités : la rage et le grotesque. Si tout d’un coup, tout à l’heure, elle n’était plus, se dit ma pensée étranglée, si je la perdais dans ce cyclone misérable…

LES SEANCES DE ÇAMRAPPELLE
J’entends çamrappelle et je suis déjà au supplice. Elle dit çamrappelle dès qu’il y a une ouverture. Elle cherche constamment à se çamrappeler des contes et anecdotes. Chaque morceau est une perle, un trésor de l’humanité. Ma mère rayonne. Pour ma mère, il est indispensable et vital de se çamrappeler deux ou trois fois par jour, aux repas et pendant l’onction, c'est-à-dire de vérifier l’état de ses fonctions psychiques, et en même temps de revoir et répéter l’histoire de sa vie et par là recommencer à être surprise par les hasards de la vie… (…) J’essaie de ne pas entendre, mais elle perce quand même. Naturellement, je ne peux pas mettre des boules Quiès. Je sais bien que je ne suis pas moi pour elle, je ne suis pas la personne à qui elle s’adresse, ni la personne à qui elle voudrait parler. Je suis seulement celle qui est là, sous la main, sous la dent. Si l’on pouvait choisir, elle préférerait quelqu'un de vierge, je suis remplaçable et je cherche à me faire remplacer (…) En même temps, je veux tenir, je veux entendre chacun des mots de ma mère que j’aime plus que moi-même, je veux retenir chaque instant, je veux garder l’exaspération insupportable, je veux me souvenir tout de suite, à la minute et pour les temps des temps, de chaque intonation de ma mère, de chacune des centaines d’images par jour de ma mère, je veux enregistrer instantanément mentalement chaque picotement intolérable de mon être-avec-maman… Je ne veux pas perdre une miette de ce tout que j’ai besoin de fuir et de balayer.

LA DECHEANCE DU CORPS DE LA MERE.
Ma mère fait un tout petit pas de côté. C’est un vieux petit pas. C’est seulement quand elle fait un petit pas que le thème vieillesse grimpe soudain dans le tableau. Non qu’elle ne soit agile. C’est la confiance qui faiblit. La confiance faut, alors ma mère chancelle par une minime gaucherie. Je vois la pensée « aïe si je tombe » badigeonner d’une ombre grise les jambes et les chevilles. Elle s’immobilise, elle reprend la pose, elle reprend son éternité.

LA MORT DES AIMES
« J’habitais maintenant avant la mort de ma mère, je regardais ma mère se lever et se coucher tous les jours à mon horizon, avec une admiration bouleversée, je me vivais d’angoisse. »
« Les derniers temps, je n’ai pas arrêté de sentir que tout a changé, un changement radical, c'est-à-dire aux racines mêmes de mon être. Tout d’un coup je suis passée sous le régime des « derniers temps », je veux dire les ultimes, ceux qui vont venir, mais qui ne sont pas sans connivence avec les derniers temps, ceux qui viennent de se passer. Les uns s’éloignent vers le passé, les autres s’éloignent dans l’avenir. Il y a le temps d’avant l’interruption de ma mère. Il y a le temps d’avant l’interruption de mon ami. Je suis paradoxale dorénavant. Je suis en retard et en avance, je suis déjaprès et déjavant, je suis jetée en rond, encerclée, distancée.

LA PERTE DES AIMES
Toutefois l’Interruption Ultime entraîne d’innombrables modifications intérieures. Tout change, tout d’un coup. D’un instant à l’autre on est comme né jeté dans l’espace agité totalement inconnu des Derniers Temps (…) Tout est perdu. La perdution, c’est un état dont on n’avait jamais eu aucune idée. On est adulte et bipède, mais l’espèce est inconnue. (…) Le monde dont nous nous souvenons, où nous étions encore hier soir, est devenu tellement loin subitement qu’on dirait l’avoir rêvé. Il est disqualifié. L’horreur d’être zéro et sans mémoire, sans aucun lien avec l’être qu’on fut. (…) Ecrire un livre, mais blessé, un livre disputé, rompu, un livre malheureux d’être un livre, de n’être qu’un livre, de naître en l’absence de mon ami, un livre qui ne pourra pas faire comme si les derniers temps n’avaient pas commencé, mais qui en même temps ne pourra pas faire comme s’il n’était pas qu’un livre, donc un être qui ne connaît pas la fin et qui ne sait jamais quelle heure il est.

Question : sortir les choses de soi est ≠ de mettre sa personne en avant. Sortir de soi les choses du rapport avec sa mère âgée est-il ≠ de raconter sa mère âgée ?