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Le singe de l'encre
Régine Detambel
Le singe de l'encre
Nouvelle

Date : 2010
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Présentation

Le singe de l’encre

Par Régine Detambel


Quand on vit avec un écrivain, se polir en conséquence. C'est-à-dire souvent se taire et raser les murs, attendre que ça passe, toujours attendre, mais des durées incommensurables, inestimables comme la fin d’une phrase, d’un paragraphe, d’un chapitre, d’un livre. Sitôt qu’elle écrit, je n’existe plus. Tremblant de rage devant le moindre dérangement, elle tient son travail serré contre elle et non seulement son travail, mais la solitude méprisante qui en fait partie. Alors je me rassieds sur le pouf derrière elle. Je pose mes coudes sur mes genoux. J’attends qu’elle rabatte le couvercle de son ordinateur portable et m’envoie, du bout des doigts, un baiser exténué.
Le chapitre est fini, pourtant elle le poursuit comme s’il était encore l’événement majeur de sa vie réelle, sa révolution en cours, comme s’il avait encore le pouvoir de lui tourner la tête. Tandis que moi, je ne suis rien à ses yeux, moins que rien, en tout cas pas plus qu’un chat. Pas plus qu’un qui la baise parfois et qui la chérit en silence le reste du temps. Un qu’elle réveille la nuit pour lui faire l’amour, quand elle vient enfin se coucher avec son calepin et un stylo à plume dont elle laisse le bouchon à demi dévissé. Je suis jaloux de cette poésie qu’elle fait dans notre lit. Car elle a choisi d’écrire dans la chambre. On n’écrit jamais que dans une chambre puisqu’on naît dans une chambre. Il y a des taches d’encre sur les draps, sur les rideaux, sur son peignoir, sur le couvercle d’aluminium de son ordinateur portable. Elle perd de soi-même partout. Par conséquent, elle est obligée de se nourrir de tout. Pour elle, tout est fécond, tout est dangereux. Elle fait d’aussi précieuses découvertes dans les Pensées de Pascal que dans un spam.


Il est près de minuit. Son pas me réveille. Je me suis endormi sur le pouf, la tête dans les mains. Tiens, lis ! Elle me jette, au visage presque, les onze feuillets qu’elle vient d’imprimer, elle semble agacée. Si tu n’aimes pas, je déchire, je m’en fous. Alors j’entoure de mes bras ce texte nu, à peine respirant, qui n’est pas encore sonore, extrêmement fragile, en somme un langage enfançon que je veux ainsi soustraire à son envie corrosive de le détruire, le brûler ou l’effacer. Elle sait que dans mes bras protecteurs, sous l’action coagulante de ma première lecture, le texte juste né sera viable et sauf. Il va sonner, il va parler en images et en claquements de langue puisque je l’aide à l’emmailloter, puisque je le soustrais à son dégoût habituel pour ce qu’elle pond, à sa peur d’aimer ce qu’elle fait, que son corps a produit sous sa propre main. Elle est incapable de s’occuper de ses manuscrits. Aussitôt après le point final, c’est l’abandon et le retour pressé à une heureuse fécondation. Elle n’aime pas ses fruits.
Pour moi, je suis heureux que la journée soit finie. Je prends les pages qu’elle me tend. Je reste pour cela, pour cette prosodie que je reconnais. C'est toujours mon corps qui lit la chose en premier, ma chemise s'enflamme, mon thorax prend feu. C’est bien. Très bon. J’aime. Alors elle tend ses lèvres vers moi. Elle déboutonne lentement son polo. Le vent se lève. Par la porte vitrée de la terrasse, sous la lumière du réverbère, nous voyons se poser, sous les camélias, un tapis de pollen aussi fragile que les peintures de sable des Indiens Navajos. Tout lui fait signe. Elle se rue aussitôt sur son calepin. Elle note quelque chose qui crisse, puis semble libérée d’un poids. Je finis de dîner seul. Je voudrais l’embrasser. J’aime le fond de sa bouche. Ça m’excite, mais elle écrit encore, alors j’enfile mon blouson, je dis que je sors. Sans lever la tête elle répond : Ne me déconcentre pas.


Je suis rentré vers trois heures du matin. Elle ne m’attendait pas. Elle n’écrivait pas. Elle dormait bien, sur le dos. Posés sur son ventre, respirant avec elle, le calepin et le stylo à plume au bouchon mal revissé. Elle mourra à la tâche. Et moi, qui la regarde s’opiniâtrer — mais pour combien de temps encore ? — je gêne sa solitude pendant qu’elle s’évertue à plier la langue, comme ma mère autrefois des draps ou de minuscules mouchoirs, sous le feu du fer, dans la même vapeur irrespirable qu’ici. Même pas un homme, moins qu’un enfant. Je suis le singe de l’encre, exactement comme le décrit Wang Ta-Hai. Son poil est noir de jais, soyeux et flexible, suave comme un oreiller. Il est très amateur d’encre de Chine et quand quelqu'un écrit, il s’assied, une main sur l’autre et les jambes croisées, en attendant qu’il finisse, puis il boit le reste de l’encre. Après il revient s’asseoir à croupetons, et il se tient tranquille.


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