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Le démon de Duras
Régine Detambel
Le démon de Duras
Lire Duras à vingt ans

Date : 2005
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Présentation

J'avais envie de saluer Duras, de dire son influence, de donner aussi lecture du dernier petit livre magnifique : C'est tout.

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Le démon de Duras

par R. Detambel


Avant moi, personne dans cette maison n’avait écrit


Le credo du créateur de Paul Klee s’ouvre sur cette phrase devenue refrain : « L’art ne rend pas le visible ; il rend visible. » Marguerite Duras aura œuvré toute sa vie, à travers son oeuvre, à travers son propre geste d’écriture (incessant mouvement dont l’œuvre n’est au fond que le résidu), à nous rendre visibles — à se rendre visibles — les fondements de l’écriture. Sans doute a-t-elle bien clairement fait entendre qu’il n’y a pas de métaphysique de l’écriture (« Ecrire toute sa vie, ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien ») mais elle n’a jamais nié qu’il y en eût des principes, du genre des pascaliens, de ces vérités premières de l’écrivain, que seul le cœur peut connaître mais point la raison. Aussi n’ai-je rien là à démontrer en ce qui concerne l’œuvre de Duras. J’ai préféré tenter l’impossible, autrefois : écrire moi-même pour retrouver l’écriture présente, mouvante, « indéchiffrable » de Duras dans l’écrit définitif que croit ouvrir le lecteur, celui dans lequel pourtant rien ne subsiste de l’écriture, dit-elle : « Quand un livre est fini — un livre qu’on a écrit j’entends — on ne peut plus dire en le lisant que ce livre-là c’est un livre que vous avez écrit, ni quelles choses y ont été écrites, ni dans quel désespoir ou dans quel bonheur, celui d’une trouvaille ou bien d’une faillite de tout votre être. Parce que, à la fin, dans un livre, rien de pareil ne peut se voir. L’écriture est uniforme en quelque sorte, assagie. Rien n’arrive plus dans un tel livre, terminé et distribué. Et il rejoint l’innocence indéchiffrable de sa venue au monde . »

Mon jeune « écrir » s’est voulu d’abord authentique accompagnement de l’œuvre d’autrui, je me souhaitais apte à rendre réelle l’intime présence de l’écriture de l’autre. La quête de ma propre écriture passait par l’écriture de Duras, et la surprise fertile qu’elle générait en moi allait devenir ce qui caractériserait en propre ma langue. Car le lieu d’être de mon écriture fut longtemps dans mon admiration créatrice pour elle, la géante de cette singulière maïeutique… Mais je voudrais ici en faire une constante, une vérité universelle de l’écriture, car je sais que Duras est encore pour beaucoup de femmes « comme une sorte d’identité de principe », un « droit de dire » .
L’acte de première reconnaissance qui nous a poussées vers Duras, nous avons été nombreuses à le changer en œuvre. L’œuvre de l’autre éperdument contemplée, c'est cette œuvre qui nous a provoquées à écrire.

Certes tout écrivain part des œuvres d’autrui. Il referme les doigts sur elles, il tente sa « com-préhension » de l’écriture des autres. Mais au lieu de ramener ces choses ici, à lui, comme le fait le simple lecteur, il les projette de nouveau dans une autre aventure du regard ; en quelque sorte, il les remet en jeu, il les aiguille vers sa propre page, qu’il interroge par cette fenêtre. C’est sa vision qui est possessive, mais sans être une main fermée, car cette vision est en fait une attitude de pur accueil. « Toute sa volonté doit être de silence » disait Cézanne. Un premier ouvrage idéal est fait de cette extrême qualité de silence, accordé à la respiration de l’œuvre d’autrui. Cet abandon en toute confiance à l’œuvre autre ne signifie pas renonciation mais bien consentement absolu au monde et participation à l’effort universel de création.

Même après le premier ouvrage, j’ai toujours écrit en regardant du côté de Duras. L’étymologie de ce regard-là, Henri Maldiney la précise : « Il est composé de garder : prendre ou avoir en sa garde, et du préfixe ou pré-verbe, re, qui marque le retour. Regarder implique un retour. Un retour du regard à l’origine de sa garde, sans lequel elle se détend . » Le jeune auteur a d’abord ce « regard gardien » qui fait que toute œuvre est d’abord considérée comme « retour à la possibilité même de tout surgissement ».

Vingt ans après la parution de mon premier roman, je peux dire qu’on boit l’infini avec Duras. J’ai passé l’âge de la compréhension, j’en suis à l’âge critique. Qu’est-ce qu’un vrai livre, « pas menti » ? J’ai peur. Je relis sans cesse ses sarcasmes : « Les livres des autres, je les trouve souvent ‘propres’, mais souvent comme relevant d’un classicisme sans risque aucun. Fatal serait le mot sans doute. Je ne sais pas . » Je sais, par elle, que « je ne sais pas ce que c’est un livre. Personne ne le sait. Mais on sait quand il y en a un. Et quand il n’y a rien, on le sait comme on sait qu’on est, pas encore mort. » On sait beaucoup de choses par Duras, comme on devait en apprendre par Socrate. Elle aussi brûle toute certitude, avec son air de vous parler en permanence à l’oreille, son insistance de daïmôn à vous dire ce qu’il ne faut pas faire. Et vous vous reprenez, vous palinodiez. Chaque rétractation est un nouveau livre. Et c’est ainsi que vous avancez avec elle, avec sa voix, avec le démon de Duras.
À l’âge critique se superpose déjà l’âge d’infini. Je me mets à lire Duras comme Pascal. Elle qui adorait Michelet !
Pascal, « sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers », entre « en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir . » Duras, elle, c’est l’infini de l’écriture qui la tue et la sauve : « Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera. Être sans sujet aucun de livre, sans aucune idée de livre c’est se trouver, se retrouver, devant un livre. Une immensité vide. Un livre éventuel. Devant rien. Devant comme une écriture vivante et nue, comme terrible, terrible à surmonter. »

Un livre ouvert c’est aussi la nuit.

Je ne sais pas pourquoi, ces mots que je viens de dire me font pleurer.



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