À lisotter

À lisotter

Imprimer la fiche
La formication constitue l'aventure de toutes les lectures
Régine Detambel
La formication constitue l'aventure de toutes les lectures

Date : 2012
Présentation

La formication constitue l’aventure de toutes les lectures

A son sommet, le cubitus est pourvu d’un bec dur à percer la ferraille d’une boîte de lait concentré. A sa racine, il porte l’apophyse styloïde, grosseur sèche, de la taille et de la capacité d’un pois chiche, surplombant le poignet et qui empêche le bracelet-montre d’être avec la peau tout à fait jointif. Pour le reste, l’os est, tout du long, le siège de l’enfourmillement.
Pour cette raison, le cubitus est un drame, et d’autant plus poignant qu’une sérénité grandiose le caractérise d’abord. Le cubitus fait de la lecture un équilibre permanent suspendu entre l’absence totale de douleur et l’engourdissement progressif. Il est, à la fin, la raison unique qui oblige à refermer le livre désiré ou même à le laisser tomber. C’est lui, et non la curiosité ou l’intelligence, l’appétit, les soifs de savoir et d’apprendre, qui fixe les limites du temps de lecture. Ni le consentement ni l’intervention de l’esprit ou de la volonté n’y font rien, le fourmillement s’exprimera et le doigt qui tourne la page deviendra chaotique, ses sensations indistinctes, sa douleur diffuse.
La page est d’abord un immense espace lumineux et le cubitus un accoudoir confortable. Le lecteur est couché en chien de fusil, sa main posé à plat sur les marges inférieures du livre. L’auriculaire empêche le papier fort de rebiquer.
D’abord la fatigue est bonne à l’épaule, et on reste immobile, à lire sur le coude. On n’a même pas envie de détruire, en remuant, l’engourdissement qui semble protéger le bras. En dix minutes ou en une heure, selon le support, le froid gagne, l’avant-bras se mouille, il est glacé, mais il est inutile de s’en prendre à la brume. D’une seconde à l’autre, on se sent dégrisé et triste à mourir. De son coude enfourmillé, de sa main gelée, de son auriculaire inerte et pesant, on ne cesse plus d’arracher les pointes de flèche. Les comparaisons ne manquent pas non plus avec les gibets, les bûchers, les piqûres d’acier ou de dard, les tenailles.
Comme si le livre contenait son propre châtiment, animal et turbulent, impulsif et violent, sa vermine qui passe, de la page à la chair, et vient courir le long de l’avant-bras. La formication constitue l’aventure de toutes les lectures sur la terre.

Régine Detambel ©