Collège / Lycée

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Bleu comme la mort
Bleu comme la mort
Une nouvelle inédite pour les lycéens

Présentation

Bleu comme la mort est la nouvelle-scénario qui s'est étoffée et amplifiée pour devenir La fille mosaïque.



Bleu comme la mort

par Régine Detambel ©


C’est jeudi. Leila et Jean sont à la piscine.
Leila, frissonnant un peu, plonge dans l’eau d’un seul coup. Jean se mouille d’abord les mains et les pieds. Il se frictionne tranquillement, prend son temps. Maintenant il nage, il se sent peu à peu débarrassé de son angoisse. Alors il crawle plus vite, il plonge, passe sous le ventre de Leila et la chatouille. Bonheur. Ils se poursuivent, ils se rattrapent, ils font la planche, ils s’essuient les yeux avec leurs mains mouillées, ils se donnent la main et nagent d’un seul bras, tête contre tête.

JEAN chuchote : Je t’aime.
LEILA : Embrasse-moi.
JEAN : Je t’aime, ma vivante à moi !
LEILA : Serre-moi fort !
JEAN lui tient les mains : Ta peau est douce.
LEILA : Regarde-moi. Tu me quitteras jamais ?
JEAN : Tu trembles. T’as froid ? Tu veux sortir de l’eau ?
LEILA : J’ai pas froid.
JEAN : Alors pourquoi t’as peur ?
LEILA : C’est toi, c’est la vie que tu mènes. Tous ces risques que tu prends ! Et puis Valérien et sa bande, qui te lâchent pas. Où t’étais, hier soir ? T’as pas fait de conneries au moins ? Ils t’ont pas obligé à boire ?
JEAN : Tout ira bien, je te promets. Je suis heureux quand t’es heureuse.

Ils sortent de l’eau. Jean bouchonne avec une serviette le dos de Leila et ses cuisses. Il semble soucieux, malgré le bonheur que lui donne l’amour. Ensuite, ils s’étendent sur le dos, sans parler.
Au bord de la piscine, Valérien et toute sa bande — une dizaine de types — regardent le couple. Valérien fréquente le même lycée que Leila et Jean. Il a déclaré la guerre éternelle du racket, du vol, de la drogue et de la violence. Valérien est jaloux de Jean, il désire Leila.


Jean et Leila contemplent les reflets de l’eau. Ils s’embrassent de nouveau. Leurs lèvres sont glacées.
LEILA : Non, laisse-moi ! Tes lèvres bleues me font peur.
Andy, le cousin de Jean, les rejoint. Il étend sa serviette à côté d’eux. Il a un œil au beurre noir.
JEAN : J’ai entendu dire que Valérien t’avait cassé la gueule.
ANDY : Il a jeté une chaîne dans la roue de mon vélomoteur, ensuite il m’a frappé au visage. Il m’a fait pisser le sang, l’ordure !
LEILA : Mais quand ça va s’arrêter ? Ils vont se calmer quand ?
ANDY : Valérien est arrivé, avec toute sa troupe. Vous feriez mieux de filer.
JEAN : Et pourquoi donc ? Il me fait pas peur.
ANDY : Ce matin, Valérien a encore fait la loi dans le quartier ! Il a collé à la glu les lèvres d’un jeune beur de quatorze ans, pour le faire taire, et pour l’insulter sans qu’il puisse se défendre.
LEILA : Valérien se comporte comme un animal sauvage. Il tolère pas l’existence d’autres individus. Il voudrait être seul au monde !
ANDY : Ensuite, avec sa bande, il a menacé des élèves, dans la petite rue qui monte derrière le lycée, en brandissant des seringues. Il gueulait : « Si tu nous donnes pas d’argent, on te donnera le Sida ». Il a récolté au moins cent euros !
JEAN : Putain, je peux pas laisser faire ça !
LEILA : Jean, t’as promis que tu t’en mêlerais plus !
JEAN : Je peux pas laisser tomber maintenant ! Merde ! Je peux pas laisser tomber !
ANDY : Il a raison. Il est le seul à avoir osé se dresser face à Valérien et sa bande. Faut continuer. D’autres le suivront. Jean a toujours eu un tempérament de chef. Jean, t’es un meneur. Crois en toi, Jean !
LEILA émue : Ouais, c’est vrai, il a la communication dans le sang !
ANDY : Tu pourrais être un super animateur à la télé !
LEILA : Jean, tu te souviens quand tu avais organisé ce concert de rap ?
JEAN : Ouais, c’était vraiment bien. Le prof de musique avait été génial !
LEILA : Tu te souviens de Kévin qui faisait des mimiques ridicules et postillonnait dans le micro ?
JEAN : Et Andy, qui faisait sonner les mots en frappant sur des percus !
LEILA : Les paroles étaient géniales ! « Laissez vibrer ma chanson dans vot’ tête. Et puis crachez mes mots. Mes mots sont de bois et de fer. »
ANDY : Ouais, c’était génial… jusqu’à ce que Valérien et sa bande débarquent…
LEILA : Jean a le don de provoquer les salauds !
JEAN : Pourquoi on les laisse faire ? Un lycée doit être un territoire accueillant. Un lycée est une ville, avec ses quartiers et ses maisons, ses théâtres et ses places publiques, où on se rencontre dans la paix.
LEILA : Et ses quartiers sensibles !
JEAN : Il faut qu’on puisse se parler, il nous faut des lieux pour cela. Des lieux pour le rap, des lieux pour le foot, des lieux pour se parler de tout !
Maintenant Jean chuchote à l’oreille de Leila. Elle a posé la tête sur l’épaule de Jean. Elle écoute les vibrations de sa voix qui se répercutent dans sa nuque. Elle caresse les cheveux de Jean. Elle l’aime.
LEILA : J’aimerais savoir parler aussi bien que toi. Pour pouvoir t’aider !
ANDY : Ça viendra ! Un jour, t’apprendras, t’auras plus peur d’être ridicule, t’oseras dire ce que t’aimes et ce que tu détestes. Même si c’est dangereux !
Andy montre son œil au beurre noir.
LEILA : Ça va un peu mieux, on dirait. T’as mis de la glace ?
ANDY : Valérien et sa bande aiment pas beaucoup qu’on parle d’eux ! Ils m’ont tabassé parce que je suis le cousin de Jean et parce que Jean leur fout des bâtons dans les roues. Jean, s’il te plaît, merde, trouve un moyen efficace de les faire tomber ! Ça urge ! Ou bien abandonne ! C’est du gros gibier, tu sais ! C’est peut-être trop gros pour toi ! Il faut laisser ça aux flics, crois-moi !
JEAN : Non ! Je suis sûr qu’on peut s’en tirer en parlant. Il faut seulement essayer de comprendre pourquoi ils font ça.
LEILA : T’es naïf ou quoi ! Pas un pour racheter l’autre ! De la graine de salauds !
JEAN : Non, je veux pas abandonner, bordel ! Je crois en chaque personne, individuellement. Je crois pas que les jeunes soient meilleurs ou plus mauvais que leurs parents. Je crois pas que les pauvres soient meilleurs que les riches. Il faut prendre chaque personne individuellement, tu comprends ça ?
Leila se baigne dans les paroles de Jean comme dans un fleuve dont la force l’étonne.
ANDY : Au lycée, nous vivons en société. Comme un essaim d’abeilles. Est-ce qu’il y a des abeilles meilleures que d’autres ? Les abeilles peuvent-elles se juger entre elles ? C’est de la philo, hein ? Pourquoi le lycée admet-il encore en cours des types comme Valérien et sa bande ? Ce sont pas des abeilles, mais des frelons !
À quelques mètres de là, Valérien, à plat ventre sur sa serviette de plage, ne quitte pas Leila et Jean des yeux. Au bout d’un moment, il soulève lentement un coin de la serviette. Quelque chose scintille. Jean frissonne. Leila n’a rien remarqué. Elle rêve en regardant les vaguelettes à la surface de la piscine.
ANDY : Il s’en servira pas. Il a pas le droit, la lame est plus large que la paume de la main. Et de toutes façons on est dans un lieu public, on ne craint rien.
Jean éclate d’un rire nerveux.
JEAN : Valérien est complètement fou. C’est un enragé !
LEILA : Rien ne compte pour lui. Seulement sa petite personne. Cœur de chien !
JEAN : Mais comment faire pour lutter contre Valérien et sa bande sans tomber aussi dans la violence ? Comment leur parler ? Quoi leur dire ? En quelle langue ? C’est des brutes, des obsédés ! Après tout, changer la vie au lycée, c’est peut-être un rêve irréalisable !
ANDY soupire : Je sais pas. Je voudrais être optimiste.
JEAN : Personne veut s’opposer à Valérien et sa bande. Tout le monde tremble.
LEILA : Fais attention à toi, s’il te plaît !
JEAN : Il m’a obligé hier à me battre avec lui. Au début je voulais pas. Mais ils m’ont insulté. Alors il a bien fallu que je me défende. J’arrivais plus à me maîtriser. J’étais fou de colère ! J’ai pas supporté de me laisser insulter devant trente types, sans bouger.
ANDY : T’as pas tendu l’autre joue ?
JEAN : J’ai pas eu ce courage. J’arrivais plus à me maîtriser, je te dis. J’arrivais plus à parler. Il fallait que je cogne, moi aussi. Je sais plus quoi faire. Je suis contaminé. J’ai parfois l’impression de devenir comme Valérien. Je suis devenu violent. Il a toujours ce couteau passé dans la ceinture, je me suis coupé à la main, en le frappant au ventre. Il est comme une bête qui a des crochets à venin. Ce type est un crotale !
Leila montre à Andy le poing blessé de Jean. Une longue et profonde estafilade lui barre le dos de la main.
ANDY : Dis donc, tu l’as cogné comme une bête ! Pas mal pour un intello !
Leila embrasse la main de Jean.
JEAN : C’est juste un petit bobo ! Ne t’inquiète pas !
À ce moment, Valérien ricane. Il soulève une nouvelle fois le coin de sa serviette. La lame du couteau brille. Leila reste bouche ouverte. Ses mains commencent à trembler.
LEILA : Je rêve, je fais seulement un cauchemar. Y’a pas de couteau, n’est-ce pas ?

Jean arpente un moment le bord de la piscine au milieu du vacarme habituel des baigneurs. Des rayons de soleil courent sur l’eau et Jean regarde ces taches de lumière bleue. Il réfléchit à toute vitesse. Leila fredonne une mélodie très triste, aux sonorités sensuelles et graves. Agacé par le calme de Jean, Andy fait craquer ses doigts. Alors Leila sursaute, son cœur s’emballe.
LEILA : Fais pas ce geste-là.
ANDY : Quoi ?
LEILA : Craquer tes doigts.
ANDY : Ça te fait peur ?
LEILA : Non, ça me rappelle ma mère, c’est tout. Elle fait ça tout le temps. Craquer ses doigts. Comme si y’avait pas autre chose à faire.
Leila est troublée d’avoir pensé à sa mère. Elle aurait tant voulu que sa mère soit une femme intelligente et pleine d’énergie, une personne qui a des projets et souhaite les réaliser et met tout en œuvre pour réussir. Au même instant, Valérien se lève et se dirige vers Jean. Leila serre les poings. Jean respire calmement.
JEAN : Tu peux compter sur mon silence, Valérien, tu le sais. T’es complètement fou, et les types de ta bande sont archi fous. Mais je vous dénoncerai pas aux flics. Je suis sûr qu’on peut s’en sortir autrement. Tu vas gâcher ta vie, si tu continues. Tu le regretteras un jour. Réagis ! La vie au lycée, c’est pas un western !
VALERIEN : C’est pas du silence que j’attends de toi, c’est du fric, pauvre con !
JEAN : C’est vrai, Val, que t’as fait manger une rose à une fille, samedi soir ? Et qu’elle est à l’hôpital ?
VALERIEN : Les autres voulaient la tabasser. Moi, je suis galant, j’ai dit de lui offrir une rose, mais qu’elle la bouffe. Alors on lui a fait avaler, en commençant par la tige, comme un avaleur de sabre qui gobe sa lame. Je lui ai enfoncé la tige dans la gorge. Et ensuite les épines se sont accrochées tout au fond, elle avait le palais en sang. Alors on a pensé à une scène de happy slapping. J’ai fait une super petite séquence sur mon mobile, avec la fille pleine de sang. Mais pardon, mille excuses, j’ai peut-être oublié de t’envoyer le fichier !
JEAN : Connard !
VALERIEN : Le rouge, ça rend super bien sur mon téléphone mobile ! La fille, on l’a laissée devant un café. Elle est pas morte, va ! Et puis les filles, ça parle tout le temps ! Elle sera muette un jour ou deux ! Elle avait pas voulu me sucer, ça lui apprendra à vivre !
JEAN furieux : T’aimes tabasser les gamines, à coup de poings !
VALERIEN ricane : Ouais ! Au moins, on risque rien.
LEILA : Tu parles d’une philosophie !
VALERIEN : Toi, poupée, ferme ta gueule !
JEAN : Donne-moi le couteau qui est sous ta serviette.
VALERIEN : Non.
JEAN : Combien t’en veux ? Je te l’achète.
VALERIEN, ricanant : T’as mis le temps ! Je me demandais si t’allais comprendre ! C’est cinq cents !
LEILA, grimaçant de colère et de chagrin : Une nouvelle forme de racket ! Salaud ! Tu nous obliges à payer la paix ! J’aurais jamais imaginé qu’un type de ton âge puisse inventer une torture pareille.
Valérien enfile un tee-shirt bleu par-dessus son maillot. Une tête de mort, toute dorée, orne le tee-shirt.
VALERIEN : Cinq cents et je te donne le couteau ! Et on n’en parle plus !
JEAN : C’est la première et la dernière fois que je t’achète une arme pour t’empêcher de nuire.
ANDY : Arrête, Jean, ça servira à rien. Il recommencera de toutes façons. Je t’ai bien dit ce qu’il m’avait fait, hier. Il recommencera, je t’assure !
Andy montre de nouveau son œil. Ses mains tremblent.
JEAN : Val, ça servait à rien de lui casser la figure. Pourquoi t’as fait ça ?
VALERIEN : Parce que ton cousin est un lâche ! Parce qu’il a une sale gueule ! Parce que c’est un métèque de merde !
ANDY : Enculé !
LEILA se jette entre Andy et Valérien : Arrêtez
VALERIEN : Je n’ai pas que ça à faire. Et puis le couteau attend.

Leila regarde les reflets du soleil. Elle a des larmes dans les yeux. Jean court au vestiaire de la piscine où il a laissé son portefeuille. Il y a un billet de cinquante euros dans son portefeuille. Et puis quelques pièces de deux euros. Jean prend l’argent. Il hausse les épaules. Il se sent pauvre. Autour de lui, dans les vestiaires, des vêtements suspendus. Il pourrait voler, il pourrait ouvrir des sacs à mains. Il pourrait répéter, comme un automate, les gestes furtifs des voleurs. Mais Jean n’est pas un voleur. Il enfile son short. Dans la poche il glisse son argent. Puis il retourne au bord de la piscine. La honte et l’impuissance pèsent sur ses épaules le poids d’un cheval mort.

VALERIEN : Fais voir la caisse !
VALERIEN : Donne-moi ça et rentre chez toi !
JEAN : J’ai pas pu trouver les cinq cents.
VALERIEN comptant l’argent : Fais gaffe, mon pote, je suis pas un arabe, on marchande pas avec moi ! Tu te fous de ma gueule ? Demain, tu m’apporteras la suite !
Puis Valérien rejoint sa bande en sifflotant.
LEILA : Où t’as pris ce fric, Jean ? T’as pas fait de conneries au moins ?
JEAN : Mais non ! Laisse-moi t’embrasser.
Jean embrasse Leila. Alors, dans sa tête, il entend de petites cloches de bonheur et de vertige. Il n’entend plus les sirènes de police dans son imagination, et aucun coup ne peut plus l’atteindre.
JEAN à Leila : T’es là, avec moi ?
LEILA : Oui, je suis là.
JEAN : Tu me protègeras ?
LEILA : Jean, il faut qu’on se parle ! Lève-toi, viens. Essaie de m’en parler. C’est bon de parler pour pas penser. C’est comme si tu versais de l’eau dans une liqueur trop forte. Tu comprends ?
JEAN : Pas maintenant, je suis fatigué, j’en peux plus. On n’en parle plus !
LEILA : T’as décidé de partir en guerre contre la violence et on dirait que tu t’es laissé prendre à ton propre piège ! Tu fais comme eux maintenant, tu les imites !
JEAN : Pardon, Leila, pardon ! Mais ça peut plus durer comme ça. Les élèves grandissent tous dans l’idée qu’ils se feront un jour ou l’autre tabasser au lycée.
ANDY : Il a raison ! Moi, ça m’est déjà arrivé plusieurs fois !
JEAN : Et puis les profs ont pas confiance en nous. Ils ont peur pour nous, comme nos parents, parce qu’ils se disent qu’on trouvera pas de boulot plus tard, alors leur angoisse rejaillit sur nous, ils se dépêchent de boucler le programme, n’importe comment. Et puis ils ont peur de nous. Je pouvais pas laisser Valérien amener ce couteau au lycée. Il fallait que je l’en empêche. Les armes, ça protège de rien, au contraire !
La voix de Jean est un peu rauque. Leila comprend qu’il est en train de se passer quelque chose de très grave. Elle comprend qu’elle n’est pas assez forte pour aider Jean.
JEAN : Sois pas triste, on s’en sortira !
LEILA : Leila, en arabe, ça veut dire nuit.
JEAN : Je te promets que nous aurons encore des jours de lumière.
LEILA : Les flics, c’est pour les chiens ?
VALERIEN s’approche de nouveau : Tiens, voilà le couteau, mais la prochaine fois, tu l’auras pas en soldes. Et vous parlerez pas aux flics ! Maintenant tu rentres chez toi et tu fermes ta grande gueule.
ANDY : Lui parle pas comme ça ! Tu veux mon poing dans les couilles ?
VALERIEN : Vas-y, connard, viens, que je t’éclate la tête !
LEILA : Espèce de bourreau !
VALERIEN, se passant la langue sur les lèvres : Pour toi, je pourrai être bien aimable, si tu voulais !
JEAN : Laisse-là ou je te cogne !
VALERIEN : Toi, le non-violent, tu me cognerais pour défendre ta petite amie ? Ça m’étonnerait ! Ta copine est plus en sécurité avec moi qu’avec un lâche de ton espèce ! Hein, ma poupée ?
LEILA : Espèce de fumier !
VALERIEN : Ferme-là ou je te casse la tête !
LEILA : Dis-moi de quoi tu te vantes et je te dirai ce qui te manque !
Cette phrase tourbillonne dans sa tête. Leila ne peut plus penser à autre chose qu’à cette espèce de dicton magique. Elle adore cette idée qu’on se vante toujours de ce qu’on n’a pas. Elle voudrait pouvoir rester parfaitement calme devant Valérien, être assez sûre d’elle pour pouvoir discuter avec lui. Elle voudrait comprendre un peu mieux l’existence et le fonctionnement de ces drôles de machines, ingouvernables et rêveuses, qu’on appelle des hommes et des femmes
JEAN : Valérien, présente tes excuses à Leila ! Tu n’avais pas le droit de la traiter ainsi.
VALERIEN : Hé, Leïla, si tu montes dans ma chambre, tu verras ce qui manque pas !
De la main, il désigne son sexe. Puis, brutalement, il embrasse Leila de force. Elle lui mord la langue et crache de dégoût.
JEAN : Arrête, espèce de porc ! Laisse-là !
Tous les baigneurs lèvent la tête. Un maître-nageur marche dans la direction de Valérien en faisant de grands gestes.
LE MAÎTRE-NAGEUR : Toi, fous le camp ! Si j’ai un conseil à te donner, c’est te tirer d’ici et pas revenir. On t’a assez vu, bouffon !
Valérien s’en va en rigolant.
JEAN à Leila: Il faut que je te laisse.
LEILA : Où tu vas ?
JEAN : A plus tard, je t’appelle !
LEILA : Je t’aime, oublie jamais ça !
JEAN : Je sais, ouais. Je t’aime aussi.

Dimanche : Leila se fait du souci pour Jean. Depuis jeudi, il a mauvaise mine, il ne cherche même plus à l’embrasser. Elle espère que Jean n’est pas en train de se lasser d’elle. Elle espère qu’il n’a pas de soucis. Elle espère que Valérien n’est pas revenu le menacer. Elle n’est sûre de rien. Pour savoir, il aurait fallu que Jean se confie à elle. Mais il ne lui a rien dit. Cela signifie peut-être qu’il a des préoccupations personnelles, des choses dans lesquelles elle ne peut pas intervenir, qu’il doit régler seul. Leila n’aime pas non plus que quelqu’un s’immisce dans ses problèmes personnels. Elle comprend qu’il faut être seul parfois pour pouvoir résoudre certaines choses. Elle ne veut pas poser de questions à Jean. Leila veut que Jean se sente libre de se confier à elle. Elle n’est ni sa mère ni son père pour lui poser des questions.

Comme tous les dimanches après-midi, Leila attend Jean sur un banc du jardin public. Elle a emporté le livre préféré de Jean, un volume du poète Guillaume Apollinaire, intitulé Alcools. Jean aime beaucoup ce livre et il le prend souvent dans ses mains pour le consulter comme s’il contenait des remèdes à sa peine. Leila remarque que ce livre, quand elle le prend dans sa main, s’ouvre lui-même, tout seul, à la page du poème du « Suicidé », celui qui commence par :
Trois grands lys Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche…

Leila attend. Elle lit.