Billets du lever

Billets du lever

Imprimer la fiche
Descendre du bus

Présentation

Avant-hier, Pascale Roze et moi avons discuté en public, à la bibliothèque de Cergy, devant et pour quelques happy few qui avaient affronté le froid et la neige verglacée sur le parvis de la Préfecture. Qu'ils en soient ici remerciés encore. Pascale a décidé de lire sa nouvelle préférée, tirée de 50 Histoires fraîches. J'ai écouté, un peu gênée comme toujours quand on lit l'un de mes textes en ma physique présence. Et j'ai ressenti deux émotions très fortes, qui se sont reliées d'elles-mêmes à deux penseurs que j'aime : Françoise Dolto et René GIrard.
Pensé à Dolto parce que ma propre nouvelle, tirée de mon propre livre, je m'en foutais bien ce jour-là, avant que Pascale Roze n'ait (r)animé sous mes yeux, habité et investi cette histoire de Jonas que j'ignorais avoir écrit. Chez Dolto, il y a de nombreuses histoires de petits d'homme qui jouent. Deux petits d'homme ont exactement le même jouet, mais l'un regarde le jouet de l'autre avec envie, parce que son propre jouet à lui repose inerte sur ses genoux, tandis que le jouet de l'autre, brandi, agité, est plein de vie.
Et pourquoi Girard ? Pour cette explication merveilleuse et décourageante selon laquelle nous ne désirerions que ce qui est déjà désiré par d'autres. Aucun de nous, dans l'expression de son désir, ne serait un grand original, sauvage et singulier dans ses choix.
Merci à Pascale Roze de m'avoir montré ce que j'avais oublié de moi !

Et voici la nouvelle qu'elle a lue.



Extrait


"Ce soir-là, j’ai bu du whisky jusqu’à ce que le salon devienne sombre et que ma femme jette des regards méprisants vers cette cloche qui s’imagine que le coaltar est le meilleur plan de carrière pour un chômeur. Ne lui en déplaise, je ne me suis pas saoulé par ennui mais parce que j’étais conscient que cette journée avait été effroyablement terne. Il y manquait quelque chose et je savais bien que l’alcool allait finir la soirée pour moi, en donnant un peu d’air à mon inconscient. J’ai fini mon verre. Il était temps de lever l’ancre. Ma virevoltante femme est venue me pêcher par la manche pour me mettre dehors. A l’arrêt en face de chez moi j’ai pris le premier bus venu et j’ai laissé faire le destin.

Il n’y avait qu’un seul passager dans ce bus, un type tapi tout au fond. Les yeux assis sur son livre mais l’esprit cavalant loin de là, il semblait complètement déconcentré, peut-être par l’espèce de pluie glacée qui s’était mis à canonner la vitre, peut-être par autre chose, de plus froid encore. J’ai parcouru en titubant toute la longueur de l’allée déserte pour m’asseoir exactement à côté de lui. On s’est regardé dans les yeux. Il s’attendait à découvrir en moi une espèce de sauvage, un provocateur hirsute et moi j’ai poussé de l’épaule, en m’asseyant, un homme affable, élégant, dans un complet sombre, avec un pardessus au col solennel. Je peux comprendre toutefois qu’on puisse être désespéré et fou, et bien mis. Dans ses reflets, la vitre Sécurit multiplie ma silhouette qui fouille dans mes poches pour trouver quelque chose de consistant. Je mets enfin la main sur une flasque de vodka.
Je vous sers quelque chose ? fais-je avec des manières de barman.
C’est quoi  ?
Du jus d’orange.
Quel jour on est ?
Jeudi.

Je prends le temps de la réflexion. Bon, ce gars a l’air de revenir de loin. Ou d’avoir été absent longtemps. Il s’est déshabitué de ses repères familiers, accoutumé à d’autres nourritures. A présent, la porte de chez lui est à deux pas, il va mettre la clé dans la serrure et il a peur de ce qu’il va retrouver.
C’est pas du jus d’orange.
En effet.
Merci, merci beaucoup.
Vous avez besoin d’aide ?
Qu’est-ce que vous en pensez ?
Vous ne semblez pas au mieux.
Vous croyez que je suis fou ? Surtout que ça m’est déjà arrivé d’avoir l’esprit qui bat la campagne… Elle m’a oublié. Complètement. Pas plus de mémoire qu’un poisson.
J’en ai connues. A peine avez-vous rabattu la porte sur vous qu’elles regardent déjà ailleurs. Des nombres premiers.
Vous dites ?
Un nombre premier, ça ne laisse derrière soi aucun résidu d’aucune sorte.

Je pose une ou deux questions. Avec un type comme ça, tu peux tout savoir sans rien payer. A la mise en terre de son père, au cimetière, il y a Chantal et Muriel, Becquet et Médard, Jacques et Gilbert, bien d’autres, et sa mère, énorme, rubiconde, liftée, les rides du visages nouées derrière les oreilles et toute drapée de noir. Papa mort, Chantal trouve qu’il était plus sympa qu’on ne l’avait cru. Une petite vingtaine de fidèles suit le cercueil. Autant le dire à présent : le père, en fin de compte, on s’en fout. Un type prétentieux, paresseux, un tantinet vulgaire. Son aura n’était pas considérable et passé soixante-dix ans il a eu beau secouer sa crinière, il n’a pas tellement intéressé le monde autour de lui. Non, ce qui ne va pas, c’est Muriel. Ç’aura été de revoir Muriel après toutes ces années. Vue de loin, de l’autre côté d’une tombe, une ex femme semble à peine plus réelle qu’un bouquet de fleurs en plastique et pourtant il a peur, et voilà que sa blessure se rouvre, ce qui fait beaucoup de sang perdu pour un seul homme en un seul jour.
On vide la flasque de vodka. Et là j’ai mon illumination.
Vous faites souvent ce trajet ?
Non, c’est la première fois que je me rends au cimetière.
Et vous prenez souvent le bus ?
Jamais.
Vous avez tort. Prendre le bus, c’est un peu comme le rituel initiatique de l’engloutissement par un monstre. Quand vous en sortez, vous êtes régénéré, au commencement absolu de votre existence, quand rien n’est encore souillé, rien n’est encore gâché.
Je l’ignorais.
Vous verrez. Descendre d’un bus dans la nuit, c’est mourir à quelque chose qui n’était pas essentiel.
Je descends à la prochaine, dit le gars en serrant les poings.
Voyez, dis-je, vous serrez déjà les poings.
Et alors ?
L’embryon a le poing fermé tant qu’il est dans le sein, l’enfant a les poings fermés quand il naît. Vous êtes donc prêt à naître.

Les portes se sont ouvertes, le gars sortit bravement dans le monde. Je l’ai suivi du regard, il avait l’air de flotter au-dessus du sol, il examinait le dos de ses mains, il levait la tête vers le ciel, il respirait largement, je voyais d’ici son pardessus noir se gonfler d’aise, ses épaules s’écarter, il avait grandi de vingt centimètres.
A cet instant seulement, j’ai éprouvé le sentiment d’avoir intensément vécu cette journée. Je dois être comme ces scrupuleux qui passent leur temps à écrire des post-scriptum plus importants à leurs yeux que la lettre. Même s’ils n’ont rien à dire après avoir terminé, ils sentent qu’ils n’ont pas tout dit et même qu’ils ont oublié l’essentiel, le léger changement d’orientation qui éclaire le principal sous un jour entièrement nouveau."


Régine Detambel, 50 Histoires fraîches, Gallimard, 2010.