À lisotter

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Foot
Régine Detambel
Foot
Nouvelle

Date : 2010
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Présentation

À la différence des ouvriers, des médecins ou des chercheurs, qui passent tout leur temps de travail dans un seul univers professionnel et tirent l'essentiel de leurs revenus de ce travail, la grande majorité des écrivains vivent une situation de double vie : contraints de cumuler activité littéraire et métier «sérieux», ils alternent en permanence temps de l'écriture et temps des activités extra-littéraires rémunératrices. Une telle situation de double vie — dont témoignait douloureusement Franz Kafka et que mettait en scène le poète allemand Gottfried Benn — ressemble drôlement à celle des sportifs amateurs. Et Dieu sait qu’il y eut autrefois de grands sportifs amateurs : tous les athlètes, tous les gymnastes, tous les nageurs, tous les joueurs de rugby se partageaient entre une profession alimentaire pourvoyeuse de calories et l’exercice physique chargé de les brûler sur un stade.
Foot traite de la difficulté, parfois comique, de ce genre de double condition.

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Foot

Par Régine Detambel ©


Alors même que le footballeur doit se garder sur deux fronts, contre la nature imprévisible du ballon et contre l’agressivité de son voisin, il existe un troisième théâtre d’opérations, d’où sa propre humanité le menace. C’est ainsi que Zorin cède au doute métaphysique, pour la troisième fois dans cette première mi-temps. Et tandis qu’on court, au coude à coude, il me souffle : Je vois que tout en moi est prêt pour un travail footballistique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher chaque matin un morceau de muscle au corps capable d’un tel bonheur ! L’arbitre siffle et nous sommes séparés. Ensuite, d’un simple contrôle de la tête, j’élimine un défenseur. Je suis un joueur altruiste. Zorin et moi avons fait du une-deux une arme absolue. Mais Zorin glisse. Il ne va pas bien. Il n’est toutefois pas seul à ruminer sa malchance. Notre numéro 7, désespéré par les entraves mises à sa vocation sportive par la nécessité de gagner sa vie comme éboueur, boitille, blessé aux deux genoux, sans qu’on sache clairement si c’est sur le terrain ou bien sur le trottoir, manifestant en tout cas qu’il est sur les rotules et que cette schizophrénie ne pourra pas durer.
Je réussis quatre lobs au-dessus de quatre adversaires avant d’expédier le ballon en touche. Zorin me serre la main. Il me frappe dans le dos. Trois gars de l’équipe viennent me donner l’accolade.

Dix-huitième minute de jeu. Sa détente verticale est impressionnante et, malgré sa taille modeste, Zorin peut reprendre de la tête. Quelques secondes après, comme si le choc lui avait remis les idées en place, il me dit qu’il faudrait faire un sort au préjugé selon lequel les footballeurs seraient des créatures vivant en lévitation permanente dans le ciel des surfaces de réparation, sur une sorte d’Olympe de gazon, inaccessible au commun des mortels. J’acquiesce, tout en éliminant le 10 adverse d’un grand pont puis d’un petit pont le numéro 9, en dribblant trois autres venus à la rescousse, avant de contourner leur gardien, médusé. Ce but pourrait constituer la matière d’une chanson de geste.
Match à domicile. Nous ne sommes plus menés que deux à un, à la trente-troisième minute. Sifflets mi-admiratifs mi-furieux. J’étire mes ischio-jambiers tout en faisant remarquer à Zorin que, de tout temps, les sportifs qui ont vécu de leurs muscles ont été une infime minorité, même si la notoriété de certains d’entre eux a pu donner l’illusion du contraire. Ce n’est que par un extraordinaire abus de langage que l’on nous qualifie de footballeurs, de la même manière que l’on parle de bouchers, de laborantins ou de chefs d’entreprise. Il n’y a pas de position sociale du footballeur amateur : la position sociale des sportifs de second ordre est celle de leur second métier. Le numéro 9 a entendu notre conversation. Il est médecin. Et comme nos épaules s’alignent pour construire le mur du coup franc, il me raconte, la main en coque sur les couilles, accentuant encore l’effet de confidence, qu’un confrère lui a dit un jour : Je lis votre nom assez souvent dans les rubriques sportives. S’agit-il bien vraiment de vous ? J’aurais pensé tout à fait impossible qu’on parlât à votre propos d’autre chose que de statistique du cancer ou de déchirures du péritoine. 
Deux minutes plus tard, j’inscris un but somptueux au terme d’une course de soixante-dix mètres, où j’ai, successivement, amorti de la poitrine et lobé un défenseur roux, puis repris instantanément le ballon de volée, trompant le gardien. Je crache dans l’herbe. Je remonte mes chaussettes posément. Puis, d’une passe aveugle, j’offre au gastro-entérologue un troisième but.

Je suis professeur de musique. De mon expérience de footballeur amateur, j’ai tiré cet enseignement : l’unité de la personnalité est chose douteuse. Chacun est une foule et, dans cette foule, le sportif amateur constitue un beau cas d’appartenance multiple. Il rend particulièrement évidente une vérité universelle : chacun abrite des personnages différents, qui cohabitent en lui de façon harmonieuse ou chaotique et se révèlent en fonction des lieux, des moments et des personnes avec qui il se trouve.
Je vois venir le ballon. Mais cette fois c’est une fugue de Bach qui me vient et je ne fais pas le moindre geste. Ou plutôt si, je fais un geste de violoniste. Alors seulement je peux prendre la balle au creux du genou, c’est un peu tard et le rugueux numéro 2 me tacle plus que rudement.
On m’évacue sur une civière, et je me rappelle mon grand-père, pour qui la société communiste idéale devait permettre à chacun d’exercer tour à tour différentes activités, sans jamais se laisser pétrifier dans un rôle unique, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de jouer du piano après le repas, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou pianiste. Des années que je n’avais pas pensé à mon grand-père. J’éclate d’un petit rire qui me laisse agréablement stupéfié.

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