À lisotter

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Mille morceaux
Régine Detambel
Mille morceaux
Sur les Cahiers de Valéry

Date : 2005
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Présentation

Voilà quelques années que je me suis passionnée pour les Cahiers de Valéry, découverts en fac-similé, et jamais plus refermés. Mille morceaux est le journal de ma découverte, un jeu de commentaires tout aussi fragmentaires que l'oeuvre qui les inspira.

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Extrait

"Production de « beaux corps » : le corpus physique des Cahiers est un monstre d’environ 30700 pages dactylographiées, complétées par plusieurs milliers de feuilles volantes ramassées en liasses, et deux mille manuscrites. En fait, on compte à ce jour soixante-deux mille pages, à ajouter aux vingt-six mille six cents pages des deux cent soixante et un cahiers.
Seule l’édition électronique pourrait faire face aux exigences d’une telle œuvre, en lui donnant ce pouvoir d’indexation auquel Valéry rêvait tant, lui qui recopia, sur une petite machine à écrire, comme un enfant devant un catalogue, d’infinies listes de titres et les rubriques où les ranger.

Un monstre est un être matériel que son créateur n’a pas pu rencontrer.

Du vivant de Valéry, le public ignora presque tout des Cahiers. C’est à peine s’il y en eut quelques extraits dans Tel Quel, et voilà tout. Le sportif ne convie pas le public à un entraînement. On ne publie pas ses gammes. En 1972, deux volumes étaient publiés aux éditions de la Pléiade.
Et puis, Valéry affirma longtemps que ses cahiers n’étaient écrits que pour lui seul, sans la moindre idée d’une publication future — encore une fois, la monstrueuse énormité de l’entreprise et la difficulté d’en classer les fragments en thèmes et sous-thèmes et d’y mettre bon ordre, détournèrent longtemps les Cahiers de l’édition traditionnelle. Valéry s’y parlait à lui-même, appliquant in vitro les pouvoirs de son esprit, réalisant l’inventaire des opérations de pensée, tâtonnant et se répétant, édifiant son gigantesque palimpseste en deux-cent soixante et un tomes dans l’incessant mouvement de la reprise et la renaissance, de l’effacement et de la transformation : « J’écris ici les idées qui me viennent. Mais ce n’est pas encore que je les accepte. C’est leur premier état. Encore mal éveillée. » Valéry, même lorsqu’il se mêle de méthode et de système, est profondément un poète. On dit que « tout vers est versus, c’est-à-dire retour. » Tout vers se souvient du boustrophédon.
Tout ce qui est écrit dans ces cahiers miens a ce caractère de ne jamais vouloir être définitif, pose-t-il en 1905.
On comprend dès lors que le problème de la publication ne puisse pas s’envisager dans les termes ordinaires.
Au traditionnel « pourquoi publier ? », Jean Roudaut répondit qu’« une publication entraîne un nouveau recours à l’écriture : on fait ainsi la preuve de l’invalidité de toute conclusion, de la nécessité de se refonder, de nouveau et sans cesse ». L’expérience des Cahiers sert donc, pour ainsi dire, de publication. Il y a déjà en elle une critique interne, vivante et directrice. Elle est la forme particulière de remise à neuf, plutôt de mise à jour, d’une conscience en possession de tous ses moyens, d’une réflexion lucide et maîtrisée sur le langage, la littérature, l’histoire, la philosophie, les émotions…

Il n’y a pas de point final, pas de lieu où le lecteur puisse rencontrer son auteur et l’auteur son lecteur, il y a là une immense ventriloquie, un marmonnement incessant, un cache-cache, un impôt payé au langage, un monologue qui n’est qu’une seule flèche lancée depuis quarante ans et cheminant toujours."



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