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Solos (nouvelles pour adolescents)
Régine Detambel
Solos (nouvelles pour adolescents)

Date : 1997
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Présentation

A la fin des années 90, j'avais publié Solos, un recueil de nouvelles pour adolescents, aux éditions Gallimard Jeunesse. Depuis, ces textes sont toujours plébiscités par les enseignants et les élèves, mais le livre, lui, est épuisé. Je propose donc aux inconditionnels de tous âges de retrouver sur ce site les nouvelles suivantes, parmi les plus étudiées : Le Pont du Diable, Le Duel, Autographe, La Flûte, Le nouvel Ami de ma mère, Seb. Toutefois, étant donné leur succès et le grand nombre de téléchargements quotidiens de ces textes "gratuits", je souhaite rappeler aux enseignants et à leurs élèves qu'un écrivain vit de ses droits d'auteur, et qu'il conviendra donc que le CDI de l'établissement, ou bien la bibliothèque, ou bien encore quelques élèves, pensent à se procurer "officiellement", dans une librairie par exemple, l'un de mes ouvrages disponibles, pourquoi pas Des petits riens au goût de citron, afin d'agir le plus civiquement du monde vis-à-vis de la création littéraire ! Faire suivre…

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Le pont du Diable

Par Régine Detambel ©

Je rentrais chez moi, comme d’habitude, en vélomoteur. Je n’étais jamais tombée en panne. Je surveillais bien le niveau d’essence, je tâtais les pneus avec soin. Mais, ce soir-là, la chaîne avait déraillé, aussi bêtement que sur un vélo d’enfant. C’était arrivé juste devant l’église Sainte-Cécile, où j’avais fait ma communion.
Pour m’abriter de la pluie et du noir, je suis entrée dans l’église en poussant ma Mobylette. J’ai reconnu le bruit de la porte aux gonds rouillés, j’avais encore en mémoire les rangées de bancs et les broderies de la nappe de l’autel. La nappe était la seule tache blanche. Rien n’avait changé.
J’ai posé mes mains sur la chaîne et j’ai essayé de la replacer. Je tirais dans tous les sens. Tout en m’échinant et en m’enduisant de cambouis, je repensais à ma communion. Là-haut, il y avait un orgue. Je me souvenais de l’organiste. Il avait mon âge, c’était un jeune prodige. Il paraît qu’il était même un pianiste génial. Nous avions alors dix ou onze ans. Il s’appelait Damien. Il m’effrayait. Il disait qu’il était sorcier et je le croyais parce qu’il faisait, devant mes yeux, des tours fabuleux. Il pouvait faire passer un oeuf dans l’anneau d’une alliance. Il possédait une boîte pleine de poils de loup, des limaces rouges hachées menu dans un pichet d’huile. Il conservait des cervelles de chat dans du papier d’aluminium. Toutes ces horreurs, il les rangeait dans une cache, sous l’orgue.
Pour l’oeuf magique, il m’avait dit son secret. Il suffisait de laisser tremper un oeuf cinq jours dans du vinaigre pour qu’il devienne aussi mou qu’une balle. Malgré tout, j’avais peur. Il disait aussi qu’il pourrait me rendre amoureuse de lui rien qu’en me touchant avec ses mains badigeonnées de suc d’orties. Je l’évitais.
Quant à la musique, ce talent extraordinaire qu’il avait pour l’orgue et le piano, il se vantait d’avoir un secret à base de coquilles d’huîtres broyées et de toiles d’araignées qui rendent les mains fines et habiles.
Tout en fouillant dans la trousse à outils que j’avais décrochée de la selle, je souriais. Je me disais qu’on a peur de tout quand on est enfant. Je me souvins de ma petite robe immaculée de communiante et cela me rendit nostalgique. Damien, lui, était toujours habillé de noir. Il n’aimait que les films d’horreur et les livres de Stephen King. Il était fier de son prénom, celui du héros satanique de La Malédiction. Dans sa chambre, des affiches, au-dessus de son lit, montraient des vers, des mâchoires de vampire et des cadavres. Son frère aîné travaillait à la morgue. Damien s’en vantait.
Quelques jours avant la communion, il était devenu pâle. Il ne poussait plus la porte de l’église sans blêmir. Il ne parlait plus. Il jouait follement de l’orgue.
À l’entrée de l’église, je ne sais par quel caprice de mécène, il y avait la statue d’un diable. Nos parents n’avaient pas besoin d’ogres ou de sorcières pour nous terrifier. Ils nous menaçaient simplement d’aller voir le diable de l’église, alors nous consentions à tout. Nous devenions obéissants, des enfants modèles.
Ce diable, j’étais presque adossée contre, pour réparer ma Mobylette. Bien sûr, j’avais grandi. Au lieu du monstre de mon enfance, je ne voyais plus qu’un peu de plâtre, des cornes malhabiles, des yeux de verre, et la vieillesse qui écorne, qui éraille, qui écaille. Je pensai : « Pauvre diable ! » et je ris.
Soudain, je levai la tête. J’avais entendu un bruit de papier qu’on froisse. Je scrutai l’obscurité mais ne vis rien. Je me remis au travail.

Damien aimait le diable de l’église. Il s’asseyait sur ses sabots, il lui caressait le mufle. Un jour, il m’avait saisie par les pouces pour m’obliger à m’agenouiller. La queue du diable me griffa la joue. Il n’y en a plus trace aujourd’hui, mais ma grand-mère s’était signée quand j’étais rentrée à la maison avec cette éraflure satanique. Quelques jours après, Damien me rejoignit sur le pont du Diable. Je détestais ce pont. Il était en ruines, on voyait l’eau entre les pierres, un grand trou noir. C’était un pont pour touristes. Moi, j’en avais peur mais j’étais obligée de l’emprunter pour aller à l’église. Sur le pont, Damien me prit par les poignets et je faillis perdre l’équilibre. Il voulait se coller contre moi, il me poussait, je sentais ses lèvres contre mon oreille, contre ma tempe. Alors je me suis débattue, j’ai fait tournoyer mon cartable comme une fronde et j’ai réussi à me sauver. Quelque chose de léger est tombé dans l’eau, sans doute le sac de Damien, ou ses sabots suédois. Je ne me suis pas retournée, j’ai simplement entendu le bruit d’une éclaboussure.

J’entendis à nouveau le bruit de papier froissé et je le reconnus nettement. C’était le craquement d’une partition dont on tourne les pages. Il y avait quelqu’un là-haut. Quelqu’un était assis à l’orgue. J’avais les mains pleines de cambouis et quand je serrais les poings, mes doigts gras glissaient. J’attendis.
Quand il quitta l’orgue et se tourna vers moi, je ne reconnus pas sa silhouette mais je savais pourtant que c’était lui. Il dit :
— C’est toi, Stéphanie, on peut dire que ça fait longtemps.
Je répondis que c’était le hasard, le malencontreux hasard de la mécanique et surtout la malchance qui nous faisaient nous rencontrer à nouveau. Il se fit charmant :
— Que dirais-tu d’une petite promenade au pont du Diable, en amoureux ?
Il détachait chaque syllabe, en descendant lentement l’escalier. Son pas était raide. Il avait les bras tendus devant lui comme un nageur. J’avais peur qu’il me touche. Je repensai au suc d’orties. Je redevins la fillette affolée. Il y avait un candélabre derrière moi. Je le pris. J’étais prête à me battre.
— J’étais un peu fou, reprit Damien. J’avais voulu t’embrasser, ce jour-là, sur le pont du Diable, rien de plus, je t’assure, mais tu t’es débattue.
Damien descendit la dernière marche. Il était très grand. Je sortis de l’église à reculons.
La lumière me surprit. Dehors, garée devant le parvis, tous phares allumés, une 4L attendait, pleine de rires et de garçons qui buvaient de la bière en fumant. Ils me demandèrent si Damien était toujours dans l’église. Je dis oui. Un des garçons ajouta :
— Il adore l’orgue, vous savez. On allait au cinéma mais il a voulu s’arrêter là. Il paraît que l’orgue est superbe.
Damien sortit de l’église. Il portait un sac en plastique. Je pensais qu’il contenait la boîte de poils de loup, les limaces, les cervelles. Mais il me prit tendrement le bras. Ses mains étaient bronzées, chaudes et sèches.
— Je t’ai fait peur, hein ? Tu viens avec nous au cinéma ?
Il me tendit une cigarette, il avait de belles dents et une chevelure magnifique. J’oubliai le passé. J’avais envie de rire. J’étais à la fois tentée et soulagée. Les garçons insistaient pour que je les accompagne, ils proposaient de mettre ma Mobylette dans le coffre de la 4L. Pourtant je refusai. Il fallait vraiment que je rentre, j’avais des examens à préparer.
— A une autre fois, dit Damien.
Il avait réparé la chaîne. Je partis en faisant un signe de la main.
Le lendemain matin, je m’aperçus que j’avais oublié ma trousse à outils et je dus retourner à l’église. C’est le curé qui m’ouvrit la porte. Je me présentai, lui rappelai que j’avais fait ma communion ici, quelques années auparavant. J’énumérai les noms de mes amis d’alors, je citai même Damien.
— Je me souviens de lui, dit le curé, c’était mon meilleur organiste. Il n’a pas pu faire sa communion pour raisons de santé, asthme ou anémie, je ne sais plus. Il était si pâle.
— Je l’ai rencontré hier soir, dis-je. Il est en pleine forme. C’est un garçon robuste maintenant. En riant, j’avouai : J’ai même failli sortir avec lui.
Le curé fronça les sourcils.
— Damien ? Sûrement pas ! Il est mort noyé, il y a huit ou neuf ans, au pont du Diable. Un vagabond ou un fou a dû le pousser par-dessus le parapet. Tenez, sa tombe est là-bas. Il avait douze ans. Pauvre gosse. Oui, un vagabond ou un fou…

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