À lisotter

À lisotter

Imprimer la fiche
Naître au jour
Régine Detambel
Naître au jour
Les sucs du cactus rose de Sido

Date : 2003
Lire le texte
Présentation

Naître au jour
Par Régine Detambel

Un jour, à 55 ans exactement, Colette entame une oeuvre qui ouvrira devant elle une ère nouvelle : c’est La Naissance du jour. Désormais dit-elle, « il va falloir vivre — ou même mourir — sans que ma vie ou ma mort dépendent d’un amour ».
Cet adieu à l’amour n’est pas un renoncement à la vie. C’est au contraire un renouveau, permettant à l’émotion, à la sensualité, au plaisir même, de se redéployer sur d’autres objets : les travaux du jardin et de la maison, la conversation avec les animaux familiers et l’immersion dans la nature méditerranéenne. Voici les valeurs qu’elle déclare désormais vouloir privilégier, vers 55 ans.
La Naissance du jour est pour elle « une conquête sur la dépression. » Elle est devenue une « femme solitaire et droite, comme une rose triste qui, d’être défeuillée, a le port plus fort. »
Et le livre s’ouvre, on le sait bien, sur la belle lettre de Sido annonçant à Jouvenel, le second mari de Colette, qu’elle ne pourra pas « passer une huitaine de jours » au mariage de sa fille car l’éclosion si rare de son cactus rose la retient chez elle : « Monsieur, vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c'est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. (…) Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir. C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois… Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon remerciement sincère, l’expression de mes sentiments distingués et de mon regret. »

Vingt-cinq ans plus tard, coup de théâtre : le 24 janvier 1953, à l’occasion du 80e anniversaire de Colette, Le Figaro littéraire publia la « véritable » lettre de Sido :
« Monsieur de Jouvenel, votre invitation si gracieusement faite me décide à l’accepter pour bien des raisons, parmi ces raisons, il en est une à laquelle je ne résiste jamais : voir le cher visage de ma fille, entendre sa voix. (…) J’abandonne pour quelques jours (…) un Seduna qui est près de fleurir et qui est magnifique ; un Gloxinia dont le calice largement ouvert me laisse à loisir surveiller la fécondation. Tout cela va souffrir sans moi… ».

À quoi donc sert la « falsification » à laquelle l’auteur Colette s’était livré ?
Sans doute s’agit-il d’une entreprise de sauvegarde, d’étayage, de renforcement de son être. Car, après la publication de La Naissance du jour, Colette va s’appuyer sur la force que lui a donné cette lettre falsifiée. Sur la force que va lui donner cette mère réinventée par l’écriture. Car plus tard, âgée, souffrante, Colette, dupe comblée de sa propre machination, écrira : « Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleurs, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois-quarts de siècle… ».

Ecrire, à partir de cette Naissance, fut réellement pour Colette nouvelle création de soi-même par soi-même, auto-engendrement, refondation de soi, sous la protection de cette Sido imaginaire : « Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m’entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de découvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et dire : ‘Je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre’… ».

---------------------------- 

N.B. La photographie qui introduit cet article est l'oeuvre de Minot-Gormezzano, extraite d'une exposition virtuelle proposée sur le site de la BNF.