Un peu de théorie

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Une femme qui compose

Présentation

Une femme qui compose 

Dans le latin de l’antiquité, ingenium exprime ces dispositions naturelles de l’homme que sont l’intelligence, l’habileté, l’inventivité. Il faut un ingenium puissant pour détacher l’esprit des sens et la pensée de l’habitude. Sa qualité principale : l’acumen. Aigüe, pénétrante, fine, inframince, c’est la pointe, comme le croissant de lune. Celui qui possède l’ingenium saute à pieds joints par-dessus le paysage des autres hommes pour saisir des relations nouvelles, des similitudes vierges entre les choses, c'est-à-dire des métaphores vives, qui rayonnent.
A la parution de l’article « Génie » de L’Encyclopédie, la représentation traditionnelle de l’enthousiasme créateur fut jetée cul par-dessus tête. Finie la soumission à l’influence des dieux ! Le génie est cet individu capable de changer la nature des choses pour soumettre l’univers à son empire. Son âme étendue, durablement frappée par toutes les sensations, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment. Ainsi l’inspiration géniale n’est plus le résultat d’une invocation divine : elle naît de la sensibilité exacerbée de l’artiste. Le génie serait toutefois moins une faculté d’inventer que le don de voir les choses sous un aspect vierge, d’y découvrir de nouvelles parentés, qui avait échappé jusque-là à tous. Et comme l’univers est illimité, le génie peut toujours y trouver du nouveau. Le véritable génie est celui qui fait époque ; il y a des idées dans l’air, comme diffuses, et quelques-uns en prennent conscience. Pour Adorno, une esthétique qui renoncerait totalement au concept de génie conduirait à l’idée d’un métier scolaire, purement artisanal, incapable d’expliquer le souffle de l’innovation, la puissance de la grande œuvre. Sans le génie, pas de rupture avec les conventions établies, pas d’ouverture à ce que la situation historique réclame objectivement, c'est-à-dire la proposition d’une solution nouvelle à un problème nouveau. La marque de ce don est le fait de s’imposer comme quelque chose qui a toujours existé, comme une évidence.
Qui est doué de génie n’a rien fait pour l’être et ne donne rien en échange. Il garde quelque chose qui ne lui était pas dû. Une veine insolente. De cocu. Il y a bravade, affront à la justice. Et la distribution est sans appel. C’est le règne de la grande assemblée des Fées, de ces antiques et capricieuses soeurs du destin. Les dons, les facultés, les bons hasards, les circonstances invincibles, sont accumulés à leurs pieds comme les prix sur l'estrade. A l’inverse de la scolaire distribution des prix, les dons ne sont pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée au nouveau-né, à celui qui n'a pas encore vécu plus d’un jour entier, un geste pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la source de son malheur que de son bonheur. Injustes et coutumières de bourdes, Baudelaire raconte qu’on a vu les fées offrir la puissance d'attirer magnétiquement la fortune à l'héritier unique d'une famille très riche, qui n'était doué d'aucun sens de charité. Et que furent donnés l'amour du Beau et la fureur poétique au fils d'un sombre gueux, carrier de son état, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facultés, ni soulager les besoins de sa déplorable progéniture…

Un don est inaliénable. Il ne se transmet ni ne se communique. Il n’appartient qu’à lui-même, et le doué ne le possède pas. Il en est possédé… Qui est doué doit le prouver en écrivant ou en chantant. Nul don sans œuvre. Le don est l’instance souveraine qui décide du coup. C’est l’exactitude d’une émotion, d’une tension, d’une secousse et de la longueur du saut dans l’inconnu. Ça fuse. Ça saisit. Un bon exécutant privé de don peut tout faire, sauf cette levée, cette ébauche-là, ce crayonné ou ce croqué sur le vif. Grâce du commencement. Le don jaillit, bondissant au-devant de soi, au-delà de soi.
La virtuosité n’est pas le don. Mais on peut dire quand elle cesse d’être virtuosité pour devenir don. La virtuosité est grande facilité, aisance du trait, de l’application de la couleur. C’est la façon de brosser sans hésitation ces ombres transparentes. Ainsi, pour Fautrier, le choix exact du ton de jaune tant désiré, l’élection parfaite de la qualité de cette lumière et de sa quantité, ne sont plus de la virtuosité, mais un don « acquis » à force de travail et de recherche. La virtuosité est dangereuse pour les tempéraments creux ou moyens qui se complaisent dans cette formule sans risques. Elle ne le sera jamais pour ceux qui savent à quoi s’en tenir et ne lui laissent que la petite place qu’il est cependant nécessaire qu’elle occupe.
Impossible de refuser ou de provoquer le don. Parfois des perles aux pourceaux. Et quand les femmes en usèrent : « Monsieur, une femme qui compose est semblable à un chien qui marche sur ses pattes de derrière. Ce qu’il fait n’est pas bien mais vous êtes surpris de le voir faire. » Ce qu’un beau jour a dit Virginia Woolf, des larmes enragées dans la voix : que toute femme née pourvue d’un grand don au XVIe siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l’orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l’objet de moqueries.
Le don est l’assurance, la certitude imprévisible, la précision non calculée. Il est parfaite exactitude. Mais faut-il accepter ce flux tel qu’il vient ou bien se retourner contre lui ? Ainsi est fait le doute de celui qui crée. Ecrire, dessiner, est-ce don de l'esprit, plutôt que fruit de l'étude ? Parce qu’une œuvre, c’est aussi son histoire simultanée, l’auteur grandit avec elle, il l’aime, il la rejette, il la réprouve et se réprouve avec, dans le texte. Et plus il descend profond dans la langue et plus il se révolte contre ce qui le fait créer, contre ce don lui-même, contre le cerveau qui l’agit. Certains jours, les trois-quarts du travail d’écriture se dépensent à refuser…