Un peu de théorie

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Un énième excellent manuscrit qui encombrera le monde

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Un énième excellent manuscrit qui encombrera le monde

Aspiration cause conseil délire divination émotion emprise enthousiasme esprit exaltation exhortation feu fureur génie grâce idée illumination imagination impulsion incitation influence inhalation insinuation inspiration instinct intuition invention motivation muse persuasion poésie prophétie respiration révélation suggestion talent trouvaille veine verve voix… Malgré le nombre des figurants, la création est un drame à trois personnages : l’artiste — c’est celui qui est libre d’opérer mais peut échouer —, l’œuvre à faire, l’état présent de l’œuvre en train. Et dans ce pacte à trois, cette triplice, l’inspiration c’est l’artiste lui-même, c’est le don qu’il fait de lui-même, dans l’attente émerveillée de l’œuvre, émerveillement douloureux puisqu’il s’est fait esclave de l’œuvre. Etienne Souriau pense qu’il y aurait dans la création artistique « une sorte de prostitution du fait de faire de sa propre humanité un moyen pour l’œuvre ». La situation de l’artiste au travail n’est donc pas celle du démiurge dominateur. Plutôt il jette en le creuset de l’œuvre tout ce qu’il peut trouver en lui qui puisse répondre à sa demande. L’œuvre est quelque chose de diabolique qui paraît mériter et réclamer le don d’une âme et parfois d’une vie, en tout cas d’immenses travaux qui rongent. L’œuvre est un monstre à nourrir, un parasite très beau, dévorateur. Et quand le travail est fini, quand la bête a mangé tout son soûl, elle ne semble même pas complètement calmée par cette décision-là. Le dragon — le kraken — court sur son erre pendant des jours encore, et parfois des mois. Le livre est fini pourtant vous le poursuivez comme s’il était encore l’événement majeur de votre vie réelle, sa révolution en cours, comme s’il avait encore le pouvoir de vous tourner la tête.
Ego scriptor : j’inscris.
Ego compilator : j’accumule, je pille, je dérobe.
Ego commentator : je ne sais écrire qu’en marge de ce que j’ai déjà lu.
Ego auctor : j’accrois encore la montagne de la littérature. Par le mélange des mots très ordinaires, l’écrivain sait accroître le monde exprimé. Au lieu de me loger une balle dans la tête, je termine un énième excellent manuscrit qui encombrera le monde.
Ego textor.
A Rome, textor désignait le tisserand. Une véritable fabrique. A chaque poussée du pied, on noue les fils par milliers, les navettes vont et viennent, les fils glissent, invisibles, chaque secousse les tisse. On se trouve au milieu de fulgurances.
Penser la réalité comme une création, puis réduire celle-ci à une fabrication. Démiurge et écrivain se partagent les mêmes gestes de la possession de l’espace et du temps, de la répartition des parcelles de terre, du défrichage et de la mise en ordre du monde. Démiurge et écrivain sont également architectes, constructeurs et bâtisseurs. Ils sont tous deux tisserands, dieux lieurs, noueurs de filets, de réseaux, de toiles. Ils travaillent, avec la même énergie, la matière de salive, de sperme, de lait, de sang, de larmes, d’urine et d’excrément à l’aide de quoi il donnent la vie, métamorphosent ou régénèrent. Ils maîtrisent le feu. Ils sont censés posséder la science des sons, des proportions, des formes idéales et des nombres parfaits.
J’ai appelé L’Amputation mon tout premier livre. L’inspiration m’avait enseigné que, pour écrire un livre, il ne s’agit pas d’y ajouter des pages, mais au contraire de l’en soulager d’un certain nombre. On écrit avec des ciseaux, comme Atropos, la dernière des Parques. L’auteur est celui qui clôt le livre, celui qui, petit à petit, fout tout ça en l’air.