Un peu de théorie

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Emprise de la citation

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Emprise de la citation

Borges et Bioy Casares révélèrent, dans leurs Chroniques de Bustos Domecq, l’écrivain César Palladion. Il fut, de 1911 à 1919, d’une fécondité surhumaine, publiant, presque coup sur coup, L’Emile, Le Chien des Baskerville, La Case de l’Oncle Tom, les Géorgiques… La mort le surprit en plein chantier d’un Evangile selon saint Luc… La méthodologie de Paladion fit évidemment l’objet de recherches et de thèses nombreuses. On déclara qu’il employait la technique de « l’ampliation d’unités ». Toutefois, à une différence près : l’unité que les auteurs reprenaient généralement, dans le fonds littéraire commun, était le mot, ou, disons, tout au plus, une phrase complète de six à huit lignes. Mais Paladion, dès 1909, était allé au-delà, puisqu’il annexa, pour ainsi dire, un ouvrage entier. « A partir de ce moment, estiment Borges et Bioy Casares, Paladion entreprend, chose que personne avant lui n’avait faite, de fouiller les profondeurs de son âme et de publier des livres qui l’expriment, sans surcharger l’impressionnant corpus bibliographique déjà existant, ni tomber dans la vanité facile d’écrire soi-même une seule ligne. »
Une citation non guillemetée est un plagiat ou un défi taquin au lecteur. Plus souvent encore, un acte d’amour et de foi. A ce propos les avis divergent, citer peut être un péché. La citation : un clou de girofle qui corrompt les mets, disait le philosophe Hobbes. Ils ressemblent en effet, les guillemets, à des coins, des pointes brunes, à de petites agrafes tendres, faciles à tordre.
Le gras intensifie, l’italique distingue, le tiret transcrit un silence, et tous — les crochets, les parenthèses, les guillemets — changent le ton. Proust avait remarqué que les guillemets existent aussi dans la voix. Quand Swann employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, « il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte… »
J’ai tenté d’isoler (comme on le dit pour des bacilles, dont ils ont d’ailleurs la forme et la raide apparence) les différents guillemets. Quelques citations, je l’ai dit, en sont ornées. Mes préférés sont les guillemets de dubitation, qui mettent en retrait le concept, le placent en quarantaine, l’assignent pour longtemps encore au laboratoire, à fins d’analyses approfondies. Ces guillemets-là sont des pincettes, des gants épais et stériles à l’aide de quoi l’on manipule ce dont on n’a pas encore déterminé la composition définitive : mon « obscurité »…, ceci est « littéraire »… Autocitations en éprouvette pour un autoportrait in vitro.

Une phrase — une œuvre entière — entre guillemets vient d’ailleurs, élargit l’horizon intellectuel que je trace autour du lecteur. C’est un appel — ou un rappel —, une communication établie : quelque chose du trésor de la littérature évoqué brièvement, mis en relation avec mon ouvrage dans la pensée de celui qui le lit. Toute œuvre est secondaire, en ce sens qu’elle naît/s’inspire de la lecture, de la fréquentation, de la méditation, du remploi même d’œuvres antérieures. Du fonds littéraire. Aucune œuvre n’est secondaire puisqu’elle a sa vie propre, toujours. La littérature a toujours consisté pour une très large part dans la réécriture de gestes antérieurs. Toute écriture est glose ou entreglose. L’incessant travail de la citation est, selon, appropriation ou reprise. Par son déplacement d’un livre à un manuscrit, la phrase pillée, pliée puis redépliée, produit une force. Et c’est cette énergie qui, depuis toujours, engendre les livres, car, disait Montaigne, nous ne faisons que nous entregloser.
Montaigne cite, mais il est furieux de citer. Montaigne copie, puisant comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. Mais il est las que les Essais semblent un amas hétéroclite de citations. A quoi sert de citer ? « Nous sçavons dire : ‘Cicero dit ainsi ; voilà les meurs de Platon ; ce sont les mots mesmes d’Aristote’. Mais nous, que disons-nous nous mesmes, que jugeons-nous ? que faisons-nous ? Autant en diroit bien un perroquet. » Montaigne nie que la citation (ou l’allégation, qui en est la version la moins énergétique) ait chez lui un rôle d’engendrement. Il affirme ne faire qu’effleurer et pincer « par la teste ou par les pieds tantost un autheur tantost un autre », non pour former ses opinions, mais seulement pour les seconder, les servir.
Il est bon de garnir son nid d’idées nouvelles, certes, mais Virginia Woolf, pour d’autres raisons que Montaigne, voulut se dégager aussi de l’emprise de la citation. Les femmes, dit-elle, écrivent comme des femmes. Inutile de nous tourner vers les grands écrivains masculins pour leur demander une aide, quel que soit le plaisir que nous puissions trouver à aller vers eux… C’est que le poids, la démarche, l’allure d’un esprit masculin sont par trop étrangers pour qu’une femme puisse y prendre quelque chose de substantiel. Woolf dit qu’il n’existe aucune phrase masculine courante dont une femme puisse faire usage. Elle en conclut avec une alarmante lucidité qu’un tel manque de tradition, une telle insuffisance d’instruments ont dû peser lourdement sur les écrits des femmes.

De la citation réussie : examiner par exemple comment Pascal change Montaigne, comment et pourquoi il s’affranchit des formes qu’il apprécie et des influences subies. Montrer comment il remanie, comment, à partir d’autres auteurs aussi, il se livre à divers essais de style (pastiche, parodie), opère des mélanges pour obtenir d’eux parfois sa plus juste pensée et la meilleure forme à lui donner. Les mélanges éloignent le texte de son idée première, de tout modèle aussi, et en assurent la pérennité. Les pensées semées et multiples se répandent et comme des graines enfouies germent dans cette diversité. Pascal en est à peine l’auteur. Il s’en était lui-même dénié l’appartenance. Il se moquait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent « mon livre, mon histoire », qui ont toujours un « chez moi à la bouche » alors qu’il y a plus dans leurs pages du bien d’autrui que du leur…
C’est que pour vivre, comme pour écrire, il nous faut des phrases toutes faites. Sans ce bréviaire ou ce viatique, personne n’aurait le courage de rester seul, habillé de noir, sa croix au cou, son fardeau aux épaules. Il faut une musique, presque une liturgie pour supporter les moments troubles et irrespirables. Il faut une discipline et une eau claire où puiser de quoi se laver de tout. Car il est de ces phrases miraculeuses qui furent sans doute écrites pour briser la peur, et d’autres pour l’écarteler. Le temps de copier, au feutre vert, sur une feuille de papier quadrillé, la phrase découverte au dos d’un vieux bouquin intitulé Goethe par lui-même, je m’étais autrefois fabriqué un abri. Il fut court, le temps d’y croire, mais un instant j’avais pensé, vraiment, que « les dieux infinis donnent tout à leur favori — pleinement : toutes les joies infinies, toutes les douleurs infinies — pleinement. »
Puis la phrase s’usa. Elle se délava. Peu à peu, sa profondeur m’échappa, et sa signification, du moins celle que je lui avais d’abord accordée. Elle se décomposa, devint aussi insignifiante qu’une comptine. Enfin, elle se disloqua. Et ce n’était pas une question de qualité d’architecture ou de pauvreté, mais tous les éléments actifs contenus dans les mots, calmants, thérapeutiques, je les avais absorbés, et la phrase à présent restait absolument vide. Je n’étais plus la favorite d’aucun dieu. Alors je me jetai sur une consolation que je relus trois fois par jour et qui me répétait, à peu près, n’aie pas de peine, pour deux jours déçus, tu ne sais pas les secrets qui se cachent derrière les paravents. La nuit, j’essayais de calmer les battements de mon coeur avec ceci : les palpitations, c’est l’ambition sans tactique. Si la manœuvre échouait, je me récitais dix fois : si tu as peur, n’écoute pas ton coeur.
En rassemblant d’autres citations aux vertus curatives, en les triant, en respectant une hiérarchie fondée sur leur efficacité, leur séduction anxiolytique, leur secours à vivre, en écartant les images trop traditionnelles, en ne gardant que les plus révolutionnaires, en rejetant les doubles, les triples, mes gestes étaient identiques à ceux que j’avais accomplis quelques années plus tôt, quand je collectionnais les timbres-poste. De même, pour ma précieuse récolte, je faisais glisser la citation, du livre vers ma page vierge, avec de vraies précautions de philatéliste décollant d’une enveloppe le timbre convoité. L’opération était aussi longue, aussi hasardeuse : ne rien arracher, ne pas désépaissir la colle, ne pas faire baver l’encre du tampon. Tout enfant, j’oubliait les timbres, pendant des heures. Quand je les retrouvais, ils flottaient dans le lavabo, s’étaient collés à la faïence. Au fond, les enveloppes découpées formaient une sorte de gadoue bleutée qui teignait l’eau. Debout devant cette pâte que je considérais avec perplexité, j’ignorais encore — je soupçonnais peut-être — que la lecture repose sur une opération initiale de déprédation et d’appropriation qui dispose chaque mot au souvenir, à l’imitation, ou bien à la citation. Quintilien, je crois, ne disait déjà plus lecture mais manducation : « De même qu’on mâche longtemps les aliments pour les digérer plus aisément, de même ce que nous lisons, loin d’entrer tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après avoir été broyé et trituré. » Mes citations, mes timbres : pâte à papier, pâte à mâcher…
D’autres fois, je ne parvenais plus à détacher les timbres du buvard où je les avait posés, face cachée, et pressés, pour qu’ils sèchent. Je m’étais ainsi constitué un album de citations, qui débordait. Certaines étaient si importantes que je les avais copiées sur la page de garde de son agenda. Celles-là pourraient me tenir un an, elles m’empêcheraient, c’est sûr, de m’écrouler. Les mots moins puissants, je les notais quand même, mais au crayon de papier et sur une demie feuille volante. J’avais l’espoir qu’ils me serviraient, même une seconde seulement, à faire rayonner ma vie intérieure : hallucinante, musicale au lieu d’anxiuese. Je feuilletais souvent mon album. La collection de citations, comme la collection de timbres, s’estime, se lit presque en silence, sans toucher l’aphorisme, sans jamais effleurer le trait. Ce qui fait la valeur du timbre, c’est sa rareté, son âge, c’est un défaut léger, une bande fluorescente, un chiffre tronqué ou bien un tampon, une flamme, une encre rouge. La valeur et la date sont visibles sans commentaire. On surveille la disposition des vignettes, on prend soin de ne pas abîmer les dents.
Parfois quelques citations s’étaient abîmées en passant du livre à ma page pure et je n’en tirai pas le réconfort espéré. D’autres étaient restées intactes et aussi vives que lorsqu’elles furent émises. Nous connaissons le monde comme nous avons découpé les phrases de nos auteurs préférés.