Un peu de théorie

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Homère à jeun

Présentation

Homère jamais n’écrivit à jeun

On pense banalement que l’ivresse stimule la perspicacité. Elle modifie — peu ou prou par effet de loupe — les données que le jeûne masque plus qu’il ne les livre à l’intelligent traitement du cerveau commissaire. L’ivresse respecte le hasard organisateur. Elle apprécie secrètement le désordre de ce monde, mais lui donne une figure nouvelle, tout simplement en produisant, non pas des aléas en conserve, des chances indifférentes, mais des hasards objectifs, de ces vrais hasards surréalistes qui vous travaillent d’abord longuement et façonnent ensuite la réalité en fonction de vos propres besoins. Un petit verre apporte souvent une solution pleine et définitive à un problème posé depuis quelques années déjà.
L’écrivain expérimente une nouvelle fois le pouvoir lumineux de l’alcool du matin, cette exaltante sensation d’élargissement de la compréhension, d’allègement, de limpidité accrue du moindre mot, d’accessibilité favorisée aux figures de style. Sans compter l’inclination à l’optimisme universel — du moins tant qu’on ne prend pas un quatrième verre ; il porterait, celui-là, à la tristesse et à l’abrutissement pessimiste. Mais une légère ivresse procure une vraie profondeur de regard et l’écrivain abat, de sept à huit, plus de travail efficace qu’en une semaine de stupide et plate sobriété. Il donnera à ses lecteurs du grain pour trois jours au moins.

Entre ivresse et inspiration, un lien inédit se noue alors. Il ne s’agit plus de l’analogie éprouvée par Rousseau (2ème lettre à M. de Malesherbes, 1762 : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sentis l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois, avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un trouble inexprimable. Je me sens la tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j’en répandais. »

A l’époque moderne, on considéra l’ébriété et l’ivresse comme inspiratrices. On va désormais pêcher sa Muse dans l’alcool.
A la mimesis classique a succédé la créativité du génie, capable de produire ses propres modèles. L’imagination triomphe. Prométhée est roi. Imiter consiste moins à mimer les produits de la Création que l’acte créateur lui-même. Dès lors l’artiste s’arroge dans son œuvre une place centrale. Les Romantiques portent aux nues cette faculté productrice qui permet de donner corps à ses désirs. La Muse s’intériorise : on l’a avalée ou bien elle tresse vos nerfs et martèle le cœur. C’est une Muse vache.

Pour que soit accomplie parfaitement la tâche d’écrivain, il ne suffit pas que ce dont on parle soit attrayant ou intéressant, voire passionnant. Ce qu’il faut pour que le vœu d’écriture soit rempli, c’est qu’au départ quelque chose d’aussi secret qu’une douleur sourde tracasse et tende à monter au jour : poussée nécessaire pour que soit dépassée l’action banale de raconter, exposer ou rimer. Se faire le porte-parole de cette douleur en mal d’être entendue, c’est en cela que consiste le travail, en ses moments inspirés.
Muer en chant ce qui vous tient au ventre et à la tête.
Pour Musset, c’est bien de cette souffrance intime que vient l’inspiration maximale. Le douloureux, l’« étranger vêtu de noir / Qui me ressemblait comme un frère » tient la plume. Plus nettement encore La Nuit de mai met en scène, sous forme de dialogue entre la Muse et le poète, un débat entre le génie personnel et l’homme souffrant. Musset tout à la fois se dédouble et s’identifie partiellement à son Inspiratrice : « Poète, prends ton luth : le vin de la jeunesse / Fermente cette nuit dans les veines de Dieu ». Chez d’autres auteurs — comme chez Musset lui-même —, l’intériorisation peut prendre la forme d’une absorption : de médicaments, d’excitants, de drogues, d’alcool… La Muse est dans la bouteille.

L’ingestion de certaines substances excite la créativité. La pensée est une sécrétion du corps. Le haschich, autant et plus que le vin, éveille une foule de passions et suscite des associations d’idées imprévues.
Au XVIIIe, on appréciait le café. Le noir breuvage aiguise l’esprit et éveille les idées de Voltaire, Flaubert ou Balzac. Vers 1800 : éther et opium. Dans les années 1840 se répand la mode du haschich. Freud prendra de la cocaïne. 1920 : la morphine. 1940 : la mescaline et les amphétamines. Marijuana et LSD pour les sixties. La littérature psychédélique se présente comme une littérature de la perception et des distorsions de la perception. Charles Bukowski et Antoine Blondin pour l’alcool, Carlos Castaneda pour la mescaline, Thomas de Quincey pour l’opium, William Burroughs pour la benzédrine… On en apprend plus sur la vie d’un homme en regardant sa pharmacopée qu’en étudiant sa bibliothèque.
Les artistes les utilisent tour à tour comme antalgiques (De Quincey, Maupassant), comme antidépresseurs (Coleridge et Baudelaire), comme anxiolytiques (Cocteau). Mais c’est l’alcool — témoins Roussel, Verlaine, Nerval, Musset, Poe, Faulkner… — qui semble le plus étroitement et le plus couramment lié à la création littéraire et artistique : à la fois sédatif et excitant, ce régulateur de l’humeur ne confère sans doute pas le génie, mais échauffe et met en train, en déliant la pensée, en la libérant des contraintes ordinaires.
Enivrez-vous, exhorte Baudelaire : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Le Dieu mystérieux, caché dans les vrilles de la vigne, fait dans l’estomac du travailleur un grand remue-ménage, et de là par des escaliers invisibles monte dans son cerveau où il exécute sa danse suprême. « Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé. Notre intime réunion créera la poésie. A nous deux nous ferons un Dieu, et nous voltigerons vers l’infini, comme les oiseaux, le papillon, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées. »
Et dans le Kreisleriana de Hoffmann, ces curieuses recommandations : « Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opéra-comique. Il y trouvera la gaieté mousseuse et légère que réclame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin ou du Jurançon. Comme au fond des idées profondes, il y a là une amertume enivrante ; mais la musique héroïque ne peut pas se passer du vin de Bourgogne. Il a la fougue sérieuse et l’entraînement du patriotisme. » Où le hachisch est antisocial, le vin est profondément humain, propice à l’action.

A la doctrine platonicienne de l’inspiration, Aristote avait opposé une philosophie naturaliste : tandis que Platon valorisait l’influence divine, Aristote soutenait que la création relevait d’une physiologie. On y devait tenir compte du corps. Les tripes remplacent l’élection divine. Place à l’enthousiasme bachique. Dans son Problème XXX, Aristote soutient que le vin modèle temporairement les caractères, alors que la bile noire — la mélancolie — agit pour toute la vie. Non seulement le vin donne de l’assurance, comme Platon l’avait lui-même noté, mais il produit graduellement tous les états de la personnalité : il modifie l’ethos, la ressemblance de soi à soi. Sous son effet, comme sous celui de la bile noire, « les gens deviennent coléreux, philanthropes, apitoyés, audacieux, fous, violents, hardis à entreprendre, sûrs d’eux-mêmes, bavards, éloquents. » L’on est projeté plus ou moins progressivement hors de soi-même et vers les autres. L’ébriété, ainsi conçue comme une mélancolie temporaire, suscite une inconstance qui favorise la créativité : car celle-ci consiste à devenir autre, en se modelant soi-même ou en sortant de soi — la différence entre le créateur et le fou, ainsi que le souligne Aristote, n’étant que de degré.

Au moins autant que le furor poeticus, venu du ciel, l’enthousiasme bachique enchanta la Renaissance. Pour Rabelais, l’inspiration ne vient pas des Muses ni des Dieux, mais du jus de la vigne. « Homère jamais n’écrivit à jeun », « Ennius buvant écrivait, écrivant buvait », « Caton jamais n’écrivit que après boire ». Rabelais lui-même a la bouteille pour « vrai et seul Hélicon ». Elle est sa « fontaine Caballine », son « unique enthousiasme ». Le souffle de l’inspiration divine est remplacé par une brise vineuse, qui emporte le poète dans son mouvement ascendant et « assouplit » en lui ce qui était terrestre : « Comme les oiseaux, par aide de leurs ailes, volent haut en l’air légèrement, ainsi par l’aide de Bacchus, c’est le bon vin friand et délicieux, sont haut élevés les esprits des humains… »
Non seulement boire permet de créer, mais à l’origine de l’écriture se trouve le « céleste » breuvage, le vin « revigorant », que, par la voix de Bacbuc, l’auteur du Cinquième livre met au fondement de l’humanitas : « Non rire, ains boire est le propre de l’homme… » Plus rien de platonicien mais une physiologie de l’inspiration, issue de l’aristotélisme.
Si c’est au bon buveur qu’est réservé l’enthousiasme productif, la règle vaut pour le lecteur, invité à boire le livre comme on s’abreuve à un tonneau : « à pleins godets », « franchement, librement, hardiment », car le livre est inépuisable.

Nietzsche proposera aussi une physiologie de l’art. Car l’esprit ne se disjoint pas de la chair, tel est le premier enseignement de Zarathoustra : « Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. »
Toute création est un déploiement de la puissance du corps, de sa force vivante et subjective. Dans l’acte artistique, envisagé comme incessante autocréation, le charnel et le pulsatile se dépassent eux-mêmes. Il n’y a pas d’art sans une vigueur animale qui porte la vie à l’incandescence, accroissant le sentiment de puissance en même temps que l’acuité sensorielle et la variété des impressions. Qu’on l’appelle ravissement, extase ou inspiration, cette expérience est celle d’une surnature. Pas de possession au sens platonicien, mais une plénitude qu’éprouve le « Soi ».
Cette ivresse n’est nullement ébrieuse : c’est une feinte dépossession qui n’exclut pas la maîtrise. L’artiste, qui demeure « généralement un homme sobre et même chaste » ne renonce pas à la technique. L’ivresse de Nietzsche — ce buveur d’eaux : « J’ai une prédilection pour les endroits où l’on a partout l’occasion de puiser dans les eaux courantes (Nice, Turin, Sils) » — devient ainsi un concept esthétique, une puissance d’art. Non pas simple effusion ou euphorie, mais force surgissante et agissante qui opère la transfiguration des formes. Pour contrecarrer « la vérité nue d’une vie insupportable », contre la recherche romantique d’une « vérité à tout prix », contre le désespoir qu’elle entraîne, place à un art moqueur, divin, serein : l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté, l’ivresse dans la destruction ; l’ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous l’influence de narcotiques ; l’ivresse de la volonté, d’une volonté accumulée et dilatée ; avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus primitive.