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Exercice de la vie
Régine Detambel
Exercice de la vie
Sur F. Nietzsche et P. Sloterdijk

Date : 2011
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Présentation

L’exercice de la vie

Par Régine Detambel ©


Son corps extrême est un ouvrage né de l’idée même d’exercice, non pas du banal entretien physique que je pratique moi-même, mais surtout des résultats obtenus quand, au sein de mon cabinet de kinésithérapie, j’ai «fait faire» des exercices à mes patients. L’exercice et l’habitude de l’exercice combattent les forces d’inertie qui ont fini par nous gouverner à notre insu, devenant un lourd complexe d’habitudes sédimentées, qui nous lestent, et font tellement partie de notre identité qu’on croit se dessaisir d’un trésor personnel en luttant contre elles !
Alice, dans Son corps extrême, s’adonne à son tour à cette vie exercée, à cet exercice de la vie, à cette existence en exercice. Pour elle, à présent handicapée, atteindre l’autodétermination est l’essentiel. Pour cela, elle doit se replier sur elle-même, afin de récupérer les forces qu’elle avait autrefois dispensées en direction de sa famille (ou d’une certaine idée de son rôle familial). Il lui faut d’abord retrouver une certaine dose d’égoïsme. La salle de rééducation fonctionnelle, telle que je la décris dans Son corps extrême, est le lieu d’une mise en scène du corps d’Alice, qui va enfin pouvoir s’apparaître à elle-même sous un nouvel angle instructif.

Pour ce qui est des influences lisibles dans ce roman, j’ai lu avec passion le Nietzsche des réflexions diététiques de Ecce homo, j’ai goûté sa théorie de l’exercice de la vie. Ensuite, au travers des pensées «somatiques» de Michel Foucault, John Dewey, William James, Richard Shusterman, Peter Sloterdijk (notamment Tu dois changer ta vie), j’ai apprécié les philosophies qui tiennent compte de l’exercice du corps, de l’énergie qu’il insuffle à la pensée. Et j’ai toujours constaté que l’énergie et l’autorité de ces théories diverses me revigoraient, intellectuellement, physiquement. D’où la transformation d’Alice, dans le roman, cette tension verticale qui soudain l’anime, comme si le kinésithérapeute était un gourou, tout au moins un coach de fitness, un entraîneur, et la salle de rééducation un dojo ou un monastère. Le langage de la mise en forme est une langue assez neuve encore, capable d’engendrer de nouvelles motivations pour produire de nouveaux efforts.
Dans le cas d’Alice, il s’agit de s’intéresser aux possibilités d’un dépassement de la maladie qui produise un sens, là où la patiente ressent un vide total. Ce que j’ai expérimenté, en tant que thérapeute, est que le «simple fait» de diriger des exercices, de compter de un à vingt, de surveiller la respiration, de pousser un patient dans ses retranchements, peut relancer sa vitalité, et soudain créer un besoin de mouvement dans une existence morne et qui semblait perdue. Le simple fait de «s’y mettre» est un élan qui pousse en avant, un élément lanceur de soi, qui entame l’ascension, sans nul besoin de bonnes raisons morales ou spirituelles ou métaphysiques. «Avec ou sans Dieu, chacun ne va que jusqu’où sa forme le porte» écrit Peter Sloterdijk. Le thérapeute ou le coach est littéralement en position de ranimer les volontés, de tirer vers le haut.

Bien sûr, chaque personne est différente face au handicap. Il y a une grande diversité de prises de position devant les défis de la vie en exercice. Mais la plupart des gens semble intéressée, fouettée par cette obligation d’avancer en dépit de fortes résistances. Le défi (r)éveille.
Je montre donc Alice et ses camarades d’haltères interprétant leur handicap comme une école de la volonté, avec interdiction rigoureuse de la mélancolie. Leur existence obstinée n’est plus que l’entraînement à l’art, élaboré au prix d’une dure pratique, de faire des choses «normales», comme marcher ou monter un escalier. Ces virtuoses de la capacité d’être normal ne peuvent pas s’offrir le luxe des humeurs dépressives. Et c’est comme si la surcompensation du handicap était le secret de cette nouvelle valeur ajoutée à leur vie. Alice compare son ancienne situation d’impuissance à la capacité qu’elle a conquise, elle pose sans cesse de nouveaux objectifs à son entraînement. Le dépassement de l’ancienne sensation d’impuissance est à chaque fois une victoire éthique, qui la remodèle et nourrit l’effort à venir.
Ne pas vivre en roue libre, mais «mener» sa vie. Lors du passage dans un registre supérieur, il faut emporter son corps avec soi. Tout commence avec le corps. Mais en général les gens ne songent pas à vouloir devenir plus que ce qu’ils sont : «Qu’est-ce que je gagnerais à aller au-delà de moi-même ?» Alice, elle, s’est laissée porter par l’exercice, par l’euphorie de cette sorte de sport — et on sait que la sécrétion d’endorphines est pour beaucoup dans l’addiction au corps heureux. Il se crée un cercle vertueux, quand le corps réclame lui-même sa dose de mouvements, quand l’habitude est prise.
La répétition est reine de l’exercice. Les petites forces cumulées, démultipliées par l’exercice répété peuvent l’impossible, et surtout elles vous déracinent de votre première vie. Toutes les ascensions d’ordre physique ou corporel commencent par une sécession d’avec les habitudes, par un rejet du passé, considéré comme l’ancien mode d’être. Alice en est l’exemple flagrant.

Il peut y avoir, de la part du simple observateur, une perplexité face à cette capacité de concevoir une existence nouvelle à partir de simples incitations gymniques ! Mais ce ne sont justement pas de simples mouvements de gymnastique corrective, c’est bel et bien le germe de conscience d’une vie nouvelle, engendrée par le positif de l’exercice. Ce qui manquait tant à Alice, et sans doute l’une des raisons majeures pour lesquelles elle avait raté sa vie, était évidemment l’absence d’un corpus de règles destinées à se former soi-même, à former sa volonté, sa persévérance. Sans compter que la représentation même que notre société nous donne du vieillir est une bonne raison de s’abandonner au néant !


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