Un peu de théorie

Un peu de théorie

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J'écris pour toi

Présentation

Les matériaux qui constituent la pensée humaine sont l’absence, l’écart avec le réel, la négation, l’écart avec l’absence (d’abord de la mère). Ecrire est fait de cette absence-là. Ecrire est fait pour la nier. La preuve : il apparaît presque toujours sur le papier des visages. De quels fonds venus ? Visages qui reparaîtront jusqu'à la fin… Visages de l’enfance, des peurs de l’enfance dont on a perdu plus la trame et l’objet que le souvenir, visages qui ne croient pas que tout a été réglé par le passage à l’âge adulte, qui craignent encore l’affreux retour… Visages aussi de la recherche et du désir. Toute l’œuvre est l’éloge funèbre d’un visage adoré : visage obsédant, perpétuellement changeant, visage de rêve, reconstruit au gré des époques, un visage uniquement rare dont la chair paraît tissée de la lumière même qui nous manque. Le visage qui nous hante rejette le reste du monde dans une sorte de disgrâce. Soudain, la petite fille entrevue sur les rives de l'Arno devient pour l'éternité Béatrice, et l'écrivain, gros d’écrits à venir par cette fidélité à l'aimée, se hisse pour l'éternité au rang de « Très Haut Poète ».
On travaille toujours pour quelqu’un. Il faut viser un être, et plus la mire est nette meilleurs sont le travail et le rendement. Celui qui s’adresse à quelqu’un s’adresse à tous. Tandis que celui qui s’adresse à tous ne s’adresse à personne. Il s’agit seulement de trouver quelqu’un. Se représenter quelqu’un est le plus grand don de l’écrivain — de l’amoureux et de l’endeuillé. Ainsi, la communauté de l’écrivain et de son public ne se forme pas après que le public a lu l’œuvre publiée, mais avant, dans l’acte même par lequel l’écrivain écrit son œuvre.
À quel lecteur vous adressez-vous ? Pascal Quignard répond qu’il pense toujours à un regard : « Deux yeux qui lisent la page. Ou encore deux yeux par-dessus mon épaule. » Ces yeux sont sévères et très beaux. « Ma grand-mère sans doute. » Il ne sait pas. Mais c’est un regard.

Je confie à l’ami ce que je viens d’écrire, je le lui tends, j’entoure de ses bras ce texte nu, à peine respirant, qui n’est pas encore sonore, extrêmement fragile, en somme un langage enfançon que je veux ainsi soustraire à mon envie corrosive de le détruire, le brûler ou l’effacer. Ce que je viens de saisir par l’écriture, cela resterait sans expression, avant-terme — et peut-être même avant-germe —, cela continuerait, sans l’ami, de courir au fond de moi avec les trois sortes d’humeurs et les vents. Cela se tairait, couverait et seul mon ventre se mettrait à bruire. A l’aide des bras protecteurs de l’ami, sous l’action coagulante et riche de sa première lecture, le texte juste né sera viable et sauf. Il va sonner, il va parler en images et en claquements de langue puisque tu m’aides à l’emmailloter, puisque tu le soustrais à mon dégoût habituel pour ce que je dis, à ma peur d’aimer ce que je fais, que mon corps a produit sous ma main, comme l’effet de la transe, de la boisson ou de la consommation de livres faits avec des livres. Je suis ainsi, je n’écris pas seule. Je suis préoccupée de confier à l’ami le soin de l’œuvre, qu’il la rassemble et qu’il la lie pour qu’elle existe, qu’elle soit ensuite lue et partagée.
J’écris pour toi : dépendance magique. Hors du chant, je suis ombre. Alors je m’encre pour que tu m’ancres. J’appareille vers moi-même, mais je fais escale chez toi. Ancre-moi le plus profondément possible : lis-moi. Avec les yeux tu me palpes, tu me regardes avec les mains. Ce n’est pas te raconter ma vie qui m’importe, c’est retenir ton attention, parce qu’elle seule me constitue. Pour moi, vivre consiste à te fasciner. Que tu me connaisses dans la composition m’est aussi indispensable qu’un miroir. Sans toi je suis mortelle, tandis que ta lecture est ma patrie non mortelle. J’en suis citoyenne libre, vivante et souveraine. J’ai aujourd’hui un grand désir de tirer hors de moi, en écrivant, tout mon état humain, féminin, anxieux, heureux, et, puisqu’il vient de la profondeur, de le réintroduire, pour toi, dans une autre profondeur, la fosse du papier, pour que tu t’étonnes. Quelle âme, quel feu ! Elle écrit la nature même, dans son moment le plus heureux. J’ai une main posée sur le clavier, l’autre suspendue. La main au clavier fouille le langage, qui ne manque jamais, va droit au but, sans se crisper, ni s’énerver. L’air échauffé et ravi, c’est toi que je te regarde, toi, mon public intérieur.
Il y eut toujours ainsi, reliant à la fois la chair des hommes et les images des livres, des paires d’amis, l’un montrant à l’autre la fenêtre qu’il a ouverte : par exemple, Wilhelm Fliess pour Freud, ou bien la préoccupation de Céleste Albaret, qui fut Proust. Montaigne connut l’amitié d’Etienne de la Boétie, qui mourut. Le deuil de Montaigne le rendit écrivain. Parfois c’est l’inverse : Flaubert, après la mort de Louis Bouilhet, ne sent plus le besoin d’écrire, parce qu’il j’écrivait spécialement pour un seul être qui n’est plus. « Et cependant je continuerai à écrire. Mais le goût n’y est plus, l’entraînement est parti. » On fait son deuil de l’ami, mais aussi de la lecture de l’ami, qui restaurait l’entretien. Autodiscussion infinie, aujourd'hui absente.
On n’écrit qu’avec un miroir. Gide se regardait écrire dans la double glace de son secrétaire. Entre chaque phrase il se regardait ; son image lui parlait, l’écoutait, lui tenait compagnie, le maintenait en état de ferveur.