Un peu de théorie

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L'angoisse qui fait écrire

Présentation

L'angoisse qui fait écrire

Cahier à couverture cartonnée brune, avec dos spirale. Un petit dessin à l’encre et au crayon représente l’emblème de Valéry : un serpent enroulé autour d’une clef, avec les initiales P.V. pour Paul Valéry.

Des sphinx nous gardent et nous portons toujours en nous-mêmes les monstres qui nous étoufferont. Si je laisse parler l’étymologie, qui ressemble parfois à une petite valise qu’on fait à la hâte et semble ne contenir que des ustensiles et quelques objets légers mais coupants et absolument nécessaires, alors sphinx et sphincter s’origineraient dans le verbe grec sphingein, « enserrer, lier ». Le monstre ailé à corps de lion et tête de femme qui, à Thèbes, proposait des énigmes, et les forts bandages que constituent les muscles en forme d’anneau, qui ferment en se contractant mon anus et mon vagin, seraient tous, pêle-mêle, des sphincters.
Et sphincter aussi, puisque bouche aux lèvres musculeuses et charnues, les deux cordes vocales, bandelettes de muscles et de ligaments nacrés qui vibrent au contact de l’air et délimitent la glotte. Par elles, la glotte est un trou vivant, un espace hautement humain.
Les cordes vocales sont insérées sur leur cartilage, de part et d’autre du larynx, comme les sphinges se dressent sur leur rocher. Grotte de crainte, écrivait Valéry qui vivait sous cette menace. Glotte de crainte dont mourut Mallarmé : sans doute d’une paralysie des cordes vocales, obstruant la lumière du gosier et le suffoquant lentement, comme un serpent étouffe un oiseau. « La glotte y sonne un hallali », pour Michel Leiris.

Ainsi des sphincters nous gardent-ils et nous portons en nous-mêmes ces monstres qui cherchent à se faire méconnaître et qui nous étouffent.
Ainsi l’angoisse est-elle la sphinge.

L’angoisse est le boa constrictor, muscle fondateur de toute jungle. Elle est la glycine à l’esprit reptilien qui descelle les grilles. Elle est, en nous, la nature archaïque, saurienne et végétale, celle de Colette peut-être, dans laquelle les ampélopsis étouffaient des géraniums-lierres qui dataient d'avant eux… L’angoisse est un tentacule de vigne vierge, qui se laisse pendre comme le serpent-liane, vise un reste de treillage disloqué, tend vers lui son doigt terminal, ses vrilles encore oisives, et se met en marche... Et que serait [la] pensée, si elle n’avait une gorge à serrer, des glandes à tarir, une tête à enflammer, un souffle à comprimer, des mains à agiter, des membres à paralyser ?

L’angoisse est bandelette et serrement, elle est la constriction même, inévitable, indépassable, celle qui révèle le néant. Elle est la constrictrix nécessaire à tout scriptor. Valéry criera, à s’en égosiller : Angoisse mon véritable métier. L’angoisse est mon école capitale et mon professeur, mon travail, mon occupation quotidienne et primordiale, j’écris avec elle, par elle et sur elle. Tous le disent. Valéry aussi le dit dans cet alexandrin qui la célèbre comme un séminaire d’université : J’ai de l’anxiété reçu tant de leçons.

Si l’angoisse relâche mon sphincter anal, je me conchie de terreur. Si elle m’étrangle et me tord à la gorge, alors ma voix se fêle, je chie de l’encre, je pisse de la copie. Je sais bien d’où me viennent cet extraordinaire rendement et la tentation constante d’étudier quand les autres vivent, bâtissent des maisons qu’ils peignent et décorent eux-mêmes ou bien font des voyages où ils savent rester oisifs et profiter de l’heure, en respirant seulement.

Les chants et les charmes qui, par définition, apaisent les créatures monstrueuses me ramènent le Sphinx questionneur, perché sur le rocher ou la colonne, et puis Oedipe et les Thébains, l’énigme et tous les autres monstres violents et ravisseurs qui se tiennent, opérants, sur les voies d’accès : Charybde et Scylla, et d’autres dévorants, pleins d’une oralité sadique, la Tarasque, les énormes gueules de l’enfer, les diables aux dents cruelles, le Cerbère de Dante aux trois gosiers voraces qui griffe, écorche, écartèle, les ogres, le géant Chronos de Goya, l’orange, imaginée par Eugène Sue, qui mord la main et broie les os de l’opiomane, les représentations inspirées par le fantasme du vagin denté…

L’angoisse vient de l’angustia qui désigne un passage resserré.
La trachée est un boyau, un très étroit défilé, quelque chose d’étranglé, de riquiqui, une vraie chatière. Quant à la cartouche d’encre, dont la section est bien inférieure à celle de la trachée, c’est un cauchemar de spéléologue. Je vois le poète Valéry désarticuler et recomposer le murmure de ses monstres, jouir littéralement de leurs feulements en caressant, de la main qui vient de reposer la tasse de café, cette saillie que forme le larynx des hommes et qu’on appelle pomme d’Adam.

Contre-attaque : « Car l’angoisse est factice : nous sommes faits pour bien respirer. » (Gaston Bachelard)