Un peu de théorie

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L’inondation énergétique

Présentation

L’inondation énergétique

Pour Michel de M’Uzan, certaines oeuvres portent plus nettement la trace de l’état psychique remarquable qui paraît avoir présidé à leur naissance. Au terme d’inspiration, il préfère celui de saisissement, qui a le mérite de rendre au phénomène son caractère d’accident brusque et essentiel.
Le saisissement : sentiment d’un flottement des limites séparant la naturelle altérité du monde extérieur et l’intimité silencieuse du moi, avec une connotation d’étrangeté et la conscience d’entrer en rapport avec quelque chose d’essentiel et pourtant d’ineffable.
L’inondation énergétique constitue le temps initial du saisissement.
Dans certains cas, dit Michel de M’Uzan, cet état, vécu dans l’angoisse, peut se ranger parmi les phénomènes de dépersonnalisation ; ailleurs, accompagné d’euphorie, il est ressenti comme une expérience exaltante de dilatation toute-puissante à quoi l’on peut rattacher le moment initial de l’inspiration artistique ou mystique. « Dans les deux cas, l’instant de saisissement me paraît relever d’une expérience traumatique. »
Et pourtant l’œuvre, à la fin, apparaît comme l’union, la réconciliation, la communion avec le monde exprimé directement dans une forme singulière.

A égalité avec Gustave Flaubert au martyrologe de l’écriture, Virginia Woolf, la malmenée, aux prise avec l’inondation énergétique. Ses joues sont en feu, ses mains tremblent. « J’écris la scène où Peggy écoute leur conversation et éclate. C’est cet éclat qui m’a tellement excitée. Trop peut-être. » Elle bouillonne, elle est vingt personnes à la fois, elle vibre de fatigue. « Je voudrais avoir dépassé la période du plongeon et nager de nouveau en eau calme. » Mais les étincelles volent. Le cerveau jaillit en fontaines matutinales. « Le livre se développe maintenant hors de ma tête, libre et rapide. » Elle pioche en plein filon. Ne pas s’arrêter. Il faut aller très vite. « Je vis totalement par l’imagination, je dépends totalement de ces effusions de pensée qui me viennent quand je me promène, quand je reste assise, de ces idées qui se barattent dans mon esprit et composent une fête ininterrompue qui se mue pour moi en bonheur. Ce breuvage ne convient pas à n’importe qui. » Elle est saoule. Les maux de tête reviennent. « J’ai réussi à forer mon puits de pétrole, et que je n’écrirai jamais assez vite pour tout ramener à la surface. J’ai au moins six histoires qui bouillonnent en moi en ce moment. » Aller vite. « Dès que je m’arrête d’écrire, je lis Shakespeare, pendant que j’ai l’esprit encore bouillant et grand ouvert. C’est dans ces moments-là qu’il me paraît stupéfiant. Je n’ai jamais encore mieux compris sa prodigieuse envergure, son élan, sa maîtrise verbale, que quand je me sens dépassée et surpassée par lui. Le départ semble à égalité, et puis je le vois prendre de la vitesse et faire des choses que, dans mon exaltation la plus folle et ma plus forte pression cérébrale, je n’arrive pas à imaginer. » Rien ne peut la calmer. Elle est gonflée de mots. « Je viens à l’instant, en prenant mon bain, de concevoir un livre entièrement nouveau. » Elle entend des voix en relisant Les Vagues. « Je me sens tout agitée. Je relis les épreuves mais n’en puis lire que quelques pages à la fois. Il en était ainsi quand je l’écrivais, et Dieu sait quelle vertu il possède, ce livre inspiré ! » Malgré la drogue de la vitesse, essayer encore de se calmer. « Ce qui est important, c’est de procéder avec beaucoup de lenteur, de m’arrêter au milieu de l’inondation, de ne jamais me presser, de laisser se peupler, allongée sur le dos, le monde si doux du subconscient. Important aussi de ne pas me forcer. La hâte n’est pas nécessaire. » Le calme ne dure pas longtemps. De nouveau, Virginia se laisse emporter par ce sentiment exaltant de planer au-dessus du temps et de la mort, et qui vient de ce que l’on se sent de nouveau en veine d’écrire. « Et, pour autant que je puisse dire, ce n’est pas une illusion. Si divinement heureuse un jour, si déprimée le jour suivant. » La méthode woolfienne ou comment devenir folle en se tuant à la tâche : « J’amène mon cerveau tout au bord de la congestion, et puis il faut que je m’arrête. Je monte en courant. Je me cogne à Mrs. Brewster tout échevelée. Je reviens. Je retrouve un petit filet de mots. C’est l’extrême condensation ; les contrastes, l’assemblage de tous les éléments. Cela prouve-t-il que c’est bien ? Il me semble que j’ai une série d’énormes piliers à dresser et que je peux tout au plus les haler, en suant et soufflant. C’est de les disposer comme il faut qui m’exténue. » Et comme si un fer au feu ne suffisait pas, elle a plusieurs livres en cours, qui l’écartèlent, des volumes impatients d’exister, qui piétinent dans le vestibule : « Et puis, il y a mon prochain livre sur la guerre qui, à tout moment, me harcèle furieusement. C’est comme si j’étais attelée avec un requin, et j’abats scène après scène. »
Et le feu prend. « Mon esprit s’exerce avec une telle rapidité qu’il semble immobile comme une hélice d’aéroplane. » Il faut maintenir l’eau au point d’ébullition, « je veux dire que la seule manière d’éviter l’ankylose est de mettre le feu au fagot des mots. » Pas de repos. « Toujours retourner brutalement l’oreiller. Toujours se ménager une sortie. Souvent il suffit d’un rien. » Le cerveau parcouru de fourmis. Guetter le bondissement de l’esprit. Refuser les sorties. « Des matins qui ne sont ni calmes ni célestes, mais un mélange d’enfer et d’extase. Jamais je n’ai éprouvé une telle impression de porter dans ma tête un ballon brûlant, qu’en récrivant Années, parce que le livre est affreusement long et sa pression terrifiante. »