Un peu de théorie

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Le point de vue de Sirius

Présentation

Le point de vue de Sirius

Paul Valéry : « Gide disait ce soir (devant moi) : Valéry n’est pas humain. Il y a accord sur ce point. Degas m’appelait l’Ange. K. me définit : l’Absent. » Un écrivain n’a pas de corps. Malgré tout l’air qu’il remue et même s’il tend à l’exhibitionnisme, il n’est jamais une bête de scène. Les études sociologiques montrent que la société et le système fiscal ne lui accordent aucun frais de représentation. Même lorsqu’il se montre à ses lecteurs sous ses dehors les plus excentriques, on ne l’assimile pas à un comédien. Même lorsqu’il passe devant les caméras de la télévision, il ne déduit de ses revenus ni la note du coiffeur, ni la facture de ses achats de vêtements. Ainsi privé de tout droit reconnu à une apparence corporelle, l’écrivain — celui qui a choisi d’en faire son métier et de vivre de sa plume— est un être fantomatique. Du même tonneau que l’haleine, quand elle devient chose visible, l’hiver, et qu’il suffit d’ouvrir la bouche pour que les desseins de la parole apparaissent, aussi souples et ductiles que des volutes de fumée, quand le dialogue entre deux êtres est un petit atelier de formes esthétiques. Si l’on est seul — seul comme un écrivain — alors on peut laisser l’air franchir ses lèvres, prendre la forme d’une tour, et en être aussi heureux que d’avoir eu une conversation avec quelqu’un. Ainsi l’écriture a d’abord édifié une maison d’haleine.
La solitude créatrice construit à la fois l’auteur et l’œuvre, la solitude « décréative » (le mot est de Françoise Dolto) est celle qui les détruit tout de go. C’est la bonne solitude, une fois acceptée, qui rend vraiment fécond, quand la pensée est la compagne, abstraite, invisible, amie continuelle et silencieuse. La solitude créatrice se trouve au fond d’une solitude acceptée et non recherchée. Il y a donc intérêt, dit Dolto, à écrire ses moments de solitude, à les mettre en musique comme font les musiciens, en peinture comme font les peintres, en poterie comme font les potiers… Tous les artistes sont créateurs dans leurs moments de solitude. La créativité de quelqu’un, sa création encore plus, sont le fruit d’une solitude. » Kafka : « Tremblant de peur devant le moindre dérangement, je tiens mon travail serré contre moi et non seulement mon travail, mais la solitude qui en fait partie. »
Nous sommes avec ceux que nous contacterons sans savoir quand. Et si nous exprimons dans la solitude ce que nous avons à écrire, un jour cette rencontre se fera. Pour un Hermann Hesse, ni sombre, ni endeuillé, que la vie semble avoir dédommagé toujours, nos entretiens et nos discussions avec nos morts sont plus fructueux qu’avec les vivants et la rencontre a eu lieu chaque jour de sa vie : « Si un jour je me mettais à chercher avec qui j’entretiens volontiers les relations les plus fréquentes en dehors de ma femme et de mes fils, il apparaîtrait que c’est uniquement avec des morts, des hommes de tous les siècles, des musiciens, des poètes et des peintres. Leur être, concentré dans leur œuvre, continue de vivre et revêt pour moi plus de présence et de réalité que la plupart de mes contemporains. »
Ecrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve. « J’écris pour moi, dit Flaubert, pour moi seul, comme je fume et comme je dors. C’est une fonction presque animale, tant elle est personnelle et intime. » Ecrire est une action qui ne surgit que dans un isolement effectif, mais c’est un isolement communicable car, à cause de l’éloignement de toutes choses concrètes, le dévoilement de leurs relations est rendu possible. Malgré la solitude de l’auteur, le texte est le plus conducteur des corps. Le texte rend le lecteur à sa réflexion, à sa propre exploration. Il est des secrets qui demandent à être publiés, écrit Maria Zambrano, philosophe espagnole, et ce sont eux qui visitent l’écrivain, profitant de sa solitude, de cet isolement affectif qui lui fait éprouver la soif. Un être assoiffé et solitaire, c’est ce dont a besoin le secret pour se poser sur lui, lui demandant, puisqu’il lui donne progressivement sa présence, qu’il le fixe par la parole en traits permanents. La vérité se montre à lui, profitant de sa solitude et de son désir, du silence dans le vacarme de ses passions. Mais ce n’est pas à lui à proprement parler qu’elle se montre puisque si l’écrivain connaît selon qu’il écrit, et qu’il écrit pour communiquer aux autres le secret découvert, ce à quoi elle se montre en vérité, c’est à cette communication, cette communauté spirituelle que forme l’écrivain et son public.
Pour que l’inspiration se produise, il faut une dépossession de soi. Pour être possédé, il faut un vide impératif, un creusement de l’être qui permette la survenue. La force du faible, par exemple. Comme l’ânesse de Balaam, on est choisi par Dieu parce qu’on est humble, ou femme, ou malade, ou veuve — comme Christine de Pizan. Force de la femme qui naît de son éloignement de la tâche à laquelle elle est appelée, de son altérité. Solitude non pas vécue comme un manque, mais comme un choix, une joie. Qui permet de se consacrer à l’étude. Enfermement voulu dans la maison de sa conscience, cesser de vaguer aux choses foraines, préférer les états de semi-conscience, un « dorveille » dirait Christine de Pizan, ce demi-sommeil tourmenté du petit matin, somnolence agitée. L’inspiration vient par le chemin de longue étude, la solitude orgueilleuse de l’artiste et l’humilité insomniaque de l’artisan.