Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Parler à l’entrée de sa propre grotte

Présentation

PERLES DE CAVERNE

Ecrire pour chercher un abri dans la page blanche, comme une autruche, comme si la page était le seul monde sans épaisseur où l’on ne rencontre pas la mort. Ecrire en ne prêtant attention à rien d’extérieur, pas même à l’endroit où l’on a posé les objets du rituel : l’ordinateur, les feuilles de papier, l’imprimante… Ecrire à la cave, dans l’obscurité impérieuse dans laquelle paraissent les dieux, dans laquelle l’homme s’efface, se transfigure et se prolonge. Ecrire en ayant peur de cette cave dans laquelle on travaille, effroi qui se transforme en exaltation et en espérance quand celui qui s’y aventure, cherche précisément, avec une sorte de fureur créatrice, à percer le secret de la terre cachée, de la terre noire, celle qui recèle en son sein le feu le plus mystérieux de la création. A celui-là la terre apparaît comme une matrice où s’accomplissent des métamorphoses bizarres. C’est dans la cave que s’installaient les alchimistes, d’abord pour être à l’abri des regards indiscrets, ensuite pour s’imprégner spirituellement de cette grande fécondation de la matière dont la terre est le territoire. Ecrire pour se laver les mains de toutes les saletés qui pourrissent le monde.
A l’entrée d’une caverne, si l’on commence à appeler ou à chanter, une voix vous répond. Effet de sonar. C’est, diront les uns, l’écho de vos propres cordes vocales, la résonance d’une parole qui n’a jamais eu corps qu’en vous-mêmes. Mais d’autres vous assureront que les mots montés vers vous au seuil des ténèbres étaient sur les lèvres d’inconnus qui vous faisaient signe depuis déjà bien longtemps. L’obscurité va en s’épaississant au fur et à mesure qu’on descend dans la cave, mais l’homme commence à l’habiter, à faire corps avec elle, à perdre ainsi peu à peu le sentiment des limites de sa chair. Les auteurs sont toujours frappés par le phénomène de dédoublement qui s’opère en eux au cours de leur travail, au moment où ils prennent conscience qu’ils sont leur propre lecteur, par lequel l’auteur en eux est sans cesse tenu en bride. Un auteur réunit en même temps les deux membres d’un couple. « Tout écrivain, écrit Louis René des Forêts, et même tout lecteur, chez qui le souci de l’art s’unit à une grande méfiance des moyens de l’art, passe par ce double mouvement : mouvement inspiré, mouvement critique. Je dirai qu’écrire est l’acte de quelqu'un en moi qui parle en vue de quelqu'un qui l’écoute. » Ecrire est parler à l’entrée de sa propre grotte.
Je n’aime pas la nuit, je fuis la grande foudre de l’absolu. Un temps j’ai écrit au grenier, face à un buffet de formica bleu dont les tiroirs étaient encore pleins de couverts rouillés. Celui qui monte au grenier est pris entre deux mondes également vivants : celui de la vie quotidienne, plus ou moins turbulente, plus ou moins angoissée, et celui de la vie paisible, accueillante, poussiéreuse aussi, où des objets chargés d’âmes, de souvenirs, de désirs, de rêves cherchent avec qui nouer dialogue. Il faut aller au grenier avec l’âme nue et blanche. C’est une ruse assez efficace : la poussière y joue le rôle de merveilleux, le rayon de soleil pâle entre les tuiles, d’illumination. L’éventail sensoriel que l’on agite depuis le grenier : la perception toute proche des objets familiaux, points de repère, et pleins de promesses encore, ou de regrets, le vent partout, faisant siffler l’antenne de télévision, en bas, le grondement de cuivre presque râpeux des voitures ; au-dessus, la menace de la pluie et devant vous, face au buffet de formica bleu, des flaques séchées mais ayant laissé le plancher moisi. Triste plénitude.