Un peu de théorie

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Pour une conception aquatique de l’écriture

Présentation

Pour une conception aquatique de l’écriture

Chagrin d’amour, doute, deuil, peur, crocs. Pour tenir le coup, s’adosser à l’écriture. Le style, après tout, ça veut dire colonne.
Deuil, pertes, chagrin, doute, tenailles. L’écrivain n’a pas à mettre en avant sa personne bien que ce soit d’elle qu’il tire ce qu’il écrit. Extraire quelque chose de soi est tout le contraire de se mettre en avant.
Si tu écris, tu ne vis plus, tu ne dors plus jamais, tu accroches à la porte de ta chambre d’hôtel l’écriteau : « L’écrivain travaille ». Et même pendant que tu fais l’amour.

Parfois, sur le bureau, le livre en panne, ventre en l’air. Cale sèche. Je me souviens des encriers de la salle de classe après les grandes vacances : desséchés, croûteux.
Sa rédaction est bien avancée, je connais la suite et cependant ne peux pas continuer ; chaque matin j’entre dans la chambre où gît mon livre et j’ouvre les volets. J’habite une villa de plain-pied. Il faut éviter les lieux de travail séduisants. Un myrte devant la fenêtre. Le mur à trois mètres. Cairons apparents. Non crépis. Besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité. Orienter le bureau face au mur nu de façon à ne rien voir. Des abeilles parfois dans le myrte à fleurs blanches.

J’ai quarante ans. Je ne fume plus depuis dix ans. Pendant des années, toute la mécanique de mon activité littéraire fut associée à ce geste digito-respiratoire. La première cigarette, celle du matin, lançait la motrice sur ses rails. Valéry la nommait Fumata Matutina. Les Romains en eussent fait une petite divinité. Je ne fume plus : je respire et je vois.
Je ne bois pas de café. Ni champagne ni cognac non plus. Pas d’art sans ivresse, dit-on. Les uns et les autres ont besoin d’un stimulant extérieur, alcool, drogues, etc. parce que la main à plume — la main fonctionnaire, la main copiste — n’est pas suffisante. Il faut que l’organe même de la vie intervienne directement. Mon cœur, je le sens. Il a toujours battu trop vite. Souffle au cœur.
Il faut, pour lancer la machine à verbe, solliciter ce cœur-là, il faut l’entendre battre, non pas y faire correspondre son rythme comme fait le bassiste sur scène avec le marteau de la grosse caisse, mais pour se rassurer à quelque chose de furieusement vivant. Le réveil dans le panier du chiot lui fait croire au cœur de sa mère. Il faut réellement se mettre dans un état de joie canine, de stupidité presque animale, faible, humble.

Pour faire battre mon cœur, je dois pourtant me mettre dans un état intérieur particulier que mon existence très ordinaire n’induit pas. Alors je fais quatre fois le tour du jardin en courant, et je m’assieds à ma table en me disant que peut-être là, en sueur, je suis à même d’écrire. La tâche consiste à transformer l’énergie physique en passion intellectuelle et en une espèce de maîtrise narrative. Pour ce faire, utiliser toutes mes fonctions organiques : outre le cœur, les poumons, la gorge, etc.

À l’état normal, je ne peux produire que du travail, mais le travail ne suffit pas dans l’art. Le sublime continu, cela n’existe pas dans une œuvre. Il faut accepter les moments lents et nécessaires, de liaison, de bâti, de logique, de chronologie, beaucoup moins éclatants que les autres. Je bois un verre d’eau. Purifications rituelles. Je repose le verre. Le moment est peut-être venu où je suis prête à écrire.

Comment m’élancer ? Où trouver le bord de gouffre d’où jeter mon avion de papier ? Où le condensateur d’énergie que va libérer ma voix ?

Quel est donc l’état d’esprit le plus propice à l’acte de création ? Peut-on même en avoir l’idée ? Tout semble s’opposer à ce que l’œuvre-Athéna sorte armée et achevée du cerveau de Zeus-écrivain. Des roquets aboient, le facteur vient, et un nettoyeur de façade. Interrompre le travail. Ou alors il faut gagner de l’argent. Si, en dépit de toutes ces difficultés, quelque chose naît, c’est miracle ; et sans doute aucun livre ne vient-il au jour aussi pur et aussi achevé qu’il fut conçu.

Je suis une femme qui écrit. Deux siècles plus tôt, j’aurais dû le faire dans le salon commun. Et sans cesse on aurait haché mon travail. Devant les domestiques, j’aurais caché mes manuscrits ou les aurais recouverts d’une feuille de papier buvard. Et si c’est moi qui avais été domestique, alors je n’aurais pu me permettre d’acheter plus de quelques rames de papier à la fois pour écrire.

Modalités de l’inspiration : prophétisme, voix divines qui parle dans son élu, rencontre avec l’Ange, le Maître, la Muse, l’Amour… Comment passe-t-on de l’inspiration reçue (passive) à l’oeuvre en train de se créer (active). Suis-je mage ou homo faber ? Je suis artisan-medium. Le vent se lève. Alors, comme l’obscur poisson du fond, je viens au souffle germinateur. Immersion, émergence. Inspiration, expiration. Puis expier — au moment de la relecture.
Mais au point où commence la respiration de l’écriture, un éclair intact pénètre le sang. La palpitation d’un poisson dans la boue précède l’écriture : branchie, poumon, bulle, inspiration, expiration. Ce qui palpite a le rythme d’une respiration. Descendre à la source du respir. Tout livre est une maison d’haleine. Tout écrivain ventile.
C’est la conception aérobie de l’écriture. Ou plutôt son acception mammifère. On invente la pesanteur en même temps que notre besoin de respirer. Cela fait partie de la naissance. Nous nous découvrons lourds à la seconde où nous avons besoin d’oxygène et nous l’admettons sans trouble. Alors, privés de la perfusion sanguine ombilicale, nous nous greffons sur le placenta subtil, commun à tous les vivants : l’air atmosphérique. Il en reste pourtant quelques-uns — des mal nés — qui se croient abandonnés en ce monde éventé, qui hoquètent, qui posent une main gluante sur leur plexus solaire à longueur de temps, qui entendent sans cesse leur cœur se débattre, qui étouffent à l’air libre, qui détestent l’impression de leurs semelles sur le sable. Ils voudraient voler, ils voudraient vivre sur la Lune. Ils ne semblent pas vouloir s’adapter à la vie terrestre. Alors il s écrivent pour respirer mieux.

Mais il y a également une vision anaérobie de l’écriture. Ou plutôt une conception aquatique de la chose. L’obscur poisson du fond tourne dans le limon humide et sans forme. Par analogie avec la gestation humaine — cette lente maturation, ce lien quasi corporel à son auteur, et son accroissement presque fœtal —, l’écriture appartiendrait au règne aquatique, tandis que la lecture, rite d’après la naissance, correspondrait plutôt à un mode aérien de l’existence du texte.

Ichtyologie de l’écriture. Physiologie de l’inspiration. Travail de la chimie intérieure, dégagement de chaleur, évolution propre aux souvenirs. Je suis au café ou dans le RER. J’entends une petite phrase. Elle me frappe. Mon attention est debout. Et pourtant cette phrase ne m’intéresse raisonnablement pas. Je l’oublie. Elle ne s’oublie pas. Elle ne m’oublie pas. Elle se perpétue et se régénère en moi sans que je le sache. Dans la partie non éclairée de mon être, devenue attente et activité inconnue, elle travaille comme une bactérie. Un jour, elle sortira son effet puissant et inattendu, sans plus se montrer. Poussées de fièvre. J’ignorerai l’origine de ma nouvelle vigueur. Elle me paraîtra spontanée. Quelqu’un près de moi la nommera inspiration. Flonflons de bal musette, pestera quelqu’un, histoire de contredire.