Un peu de théorie

Un peu de théorie

Imprimer la fiche
Exercitations basses et obscures

Présentation

Certes ce n’est pas la colle qui fait le collage, disait Max Ernst, ce n’est pas non plus la technique qui fait l’œuvre, et la méthode ne peut certes conduire le monde que jusqu’à un certain point. On n’a jamais rien obtenu de génial par recette ou par automatisme, mais par miracle ou bien par effort, par miracles et par efforts volontaires combinés. Il est prudent, certains jours, d’atteindre à l’inspiration par la contrainte, c'est-à-dire par des « exercitations basses et obscures », de petits exercices renouvelés, pénibles, modestes, qui éveillent et aiguisent l’attention : les « échantillons » de Pascal, les petits « commencements » de Descartes, les « allongeails » ou les « petits registres décousus comme des feuilles sibyllines » de Montaigne… Point insaisissable qu’est le moment de l’invention, mouvement dynamique, bascule, quand le non-sens révèle soudain du sens, quand le sentiment d’une erreur se transforme en errance nécessaire et trouve une issue inattendue.
L'invention est l'acte de produire par ses propres moyens un élément, un objet ou un processus original ; plus généralement, de produire ou de créer en utilisant son imagination. Le premier stade de l’invention est la documentation. L'inventeur s'efforce tout simplement de connaître de façon plus précise le monde dans lequel il est et d'en percevoir le détail dans le domaine particulier qui l'intéresse. Dans le deuxième stade, celui de l'incubation, le chercheur vit avec son insatisfaction, porte son problème avec lui ; il a tendance à considérer le monde comme un appendice à son problème et à l’interpréter en conséquence. L'incubation est un processus souvent très long, monomaniaque, de mobilisation des ressources de l'esprit et du monde extérieur, au profit du problème, ou du poème. Le troisième stade est celui de l'illumination, un éclair dans la pensée la puissance de l’esprit bandée par les attaques d’une idée. Maintenant, la jouissance extériorisatrice et créatrice peut se produire. Subitement, la forme éjaculée trouve son chemin et son accomplissement, et toute la tension se relâche dans une figure originale, qu’on nomme alors la solution. En quatrième lieu vient la vérification. La certitude acquise de tenir la vérité est provisoire, toute personnelle. Il n’est pas interdit de douter. Ecrire est douter de tout : de soi et de ne pas être soi, du geste d’écrire, de l’existence même d’un art d’écrire… Le cinquième stade sera celui de la formulation universelle, qui se terminera, après de nombreuses étapes, par le texte publié.
Dans son geste de création, l’heuristique de l’Oulipo privilégie la combinatoire et la contrainte. Qu’est-ce que le respect d’une contrainte ? Un désensorcèlement à l’obéissance d’écrire selon sa nature et ses réflexes, une façon de se déprendre des contreparties effroyables que nous payons à la société dans laquelle nous vivons, dont nous parlons et imitons la langue, dont nous lisons et imitons les livres, un renoncement au paiement sacrificiel de la dette au temps présent. Une manière de se défaire de la fascination originaire à ce qui est simple, spontané, naturel, facile à faire, aisé à dire, rapide à reproduire. Ce qui seul distingue la copie de la singularité. On a dit souvent que l’obligation d’écrire sur un sujet imprévu et presque inconnu est profitable, car elle contraint à mettre en communication, en échanges, des domaines de son imaginaire qui s’ignoraient. Car la contrainte n’est pas seulement la stricte observance de la règle. C’est pourquoi Baudelaire peut écrire qu’« un sonnet lui-même a besoin d’un plan, et la construction, l’armature […] est la plus importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l’esprit. » Si le sonnet, en tant que forme fixe, renferme ses règles propres de composition et d’agencement – lesquelles peuvent se résumer à quelques laconiques préceptes –, il offre en outre un cadre propice à un travail continu d’assouplissement et de modulation, dans l’espace duquel l’esprit créateur disposera, sous forme de problèmes formels spécifiques, ses lois de construction intimes, et les suites occultes de ses nombres secrets. Entre l’exigence purement mathématique, condition a prori du travail poétique, et le cheminement heurté, imprévisible toujours de l’écriture, qui génère toujours son propre mouvement, des failles et des lueurs, des apories et des échappées, il y a l’événement même de la poésie, c'est-à-dire l’expérience à la faveur de laquelle une forme prend corps par la lente et patiente émergence d’un ordre.
On trouve en Egypte de petites sculptures, qui ont l’air inachevées mais qui sont en fait des statuettes étalon, la mémoire des proportions choisies et respectées par le sculpteur. Elles lui servaient de patrons pour les modèles et les gabarits de coupe. Mais lors des fêtes d’Osiris qui suivaient la décrue du Nil, comme une graine on les enfouissait dans la terre humide. C’est la promesse de l’œuvre qui allait croître. Clément Marot enterra-t-il, à Chambéry ou à Turin, les règles du sonnet qu’il avait codifiées afin que, plus tard, elles donnent trente-quatre sortes de fruits chez Baudelaire et La chevelure de Mallarmé ? Quelles sont les règles du roman ? Qui oublia de les enterrer pour les transmettre et les nourrir ? Et à quoi ressemblerait une graine de roman ?

Un jour, on m’a demandé quelques pages sur l’Église Saint-Joseph Travailleur, qui se trouve à Avignon, et a été construite de 1967 à 1969. Son architecte était Guillaume Gillet. J’ai commencé ainsi : La beauté naît souvent d’une contrainte et nombre d’entre nous — même ceux qui ne sont pas artistes, même ceux qui ne sont pas architectes— sont pourtant obligés dans la vie, bon gré mal gré, de faire d’une difficulté technique un ornement architectural. La forme de l’église Saint-Joseph Travailleur, c’est le terrain qui l’a dictée, un terrain contraignant comme le furent, à une autre époque, les règles du sonnet. Un terrain avec ses reliefs aveugles, ses limites arbitraires, son incohérence de parcelle de ville. Il n’empêche que l’église est née malgré cet obstacle, je dirais plutôt grâce à lui. Son originalité, il est clair qu’elle la doit aussi aux difficultés rencontrées par l’architecte. Grâce à la contrainte, on s’envole. Avec des matériaux inertes, sur un programme plus ou moins utilitaire qu’on peut déborder, on établit des rapports émouvants.
Voilà peut-être comment rendre visible ici le vilain mot de contrainte, intrus et subjuguant, qui ne renverra sans doute jamais naturellement à un épanouissement dans une activité artistique mais toujours à la gêne, à l’habit trop étroit, à la chaussure serrée, à la violence, la prison, l’oppression ou les convenances. La contrainte en littérature, on peut l’appeler à sa guise combinatoire, règle de l’art, méthode de recherche, système ou recette, mais il faut sans cesse garder à l’esprit qu’elle a peut-être, en effet, moins à voir avec l’art qu’avec la résistance des matériaux, la fonderie, l’élasticité, la déformation des roches, la superplasticité des métaux et l’aérodynamique, l’électricité, les influx nerveux ou la psychométrie.

Georges Perec souhaitait que “tout mot soit produit sous la sanction d’un tamis contraignant, sous la sommation d’un canon absolu”, il faisait alors endosser à l’auteur un carcan formel qui fit froncer les sourcils et plisser le front de nombreux critiques et de lecteurs désorientés par ce terrible choix. Et pourtant, quand les poètes classiques se soumettaient aux règles du mètre et de la rime, ils adoptaient eux aussi une contrainte, qu’ils définissaient comme une “obligation librement choisie.” Pas une gêne, pas une restriction non consentie, non plus un empêchement. Valéry confiait que, devant trop souvent écrire des choses dont il n’avait nulle envie, et l’esprit inerte devant elles, il s’imposait “les lettres initiales des phrases successives à faire comme pour un acrostiche”. Et, en effet, on peut remarquer tout d’abord, si l’on tente l’expérience sur ses propres écrits, que la contrainte libère l’imagination. Soudain conscient de ses gestes, de ses ruses et de ses esquives, le testeur se désidère à mesure que la contrainte déplie ce qui était replié et lève en lui un autre continent à explorer, et qui n’en finit plus. D’ordinaire, on part d’une idée pour aller vers le mot. Avec l’écriture sous contrainte, c’est l’inverse. Ce sont les mots qui sont fournis, mais filtrés et limités dès le départ. Il faut les combiner de telle sorte qu’un sens émerge quand même.
On a raison de dire qu’on n’est pas spontané quand on essaie de l’être, à cause de ces montagnes de clichés dont nous sommes pétris. Deleuze : « Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre. » Notre culture, la façon de parler de notre région, nos lectures, notre âge, tout nous contraint, alors autant en être conscient et se choisir soi-même ses règles d’obéissance…