Billets du lever

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Chair des échelles

Présentation

Chair des échelles, de Richter à Scoville

Je fus une grande lectrice d’échelle.

Enfant, je me délectais des fictions titanesques et meurtrières qu’autorisaient l’échelle de Richter ou celle de Beaufort. En classe de quatrième, on toucha vaguement à la géométrie, et des grands frères avaient fait circuler une certaine échelle de Mohs, graduant les minéraux de 1 à 10, selon leur dureté, du talc au diamant, en passant par le quartz, liste dont on se moquait bien pour n’en retenir, paradoxe, que l’érotisme mnémotechnique : TA Grosse Concierge Folle d’Amour Ose Quémander Tes Caresses Divines. Je crois me souvenir que le O d’Ose est là pour Orthose et que les Caresses induisent le Corindon. Mais le A d’Amour ?

Durant mes études paramédicales, on m’a inculqué les principes de plusieurs autres échelles, comme celle de Norton, par exemple, qui détermine les risques d’escarres pour un patient donné. Puis il y eut l’échelle de la douleur et alors, de la fiction titanesque, j’ai enfin basculé dans une sorte d’innommable réel. Je me souviens particulièrement d’une échelle d’évaluation de la douleur du nouveau-né, qui cotait de 1 à 3 les réponses faciales, les mouvements des membres et l’expression vocale de la douleur. Un score de 2, et vous la teniez, leur douleur, entièrement faite de cris, de gigotements, de froncements et de pédalages ardents. Sauf que, chez l’enfant intubé, précisait l’échelle, les cris étaient remplacés par des mimiques de cri ; les cris intermittents par des mimiques de cris intermittents, les hurlements constants par des mimiques de hurlements constants. Infans, dit le latiniste dans une horrible prescience, c’est celui qui ne parle pas…

Et puis la fameuse échelle d’évaluation du stress de Holmes et Roche, graduée de 0 à 100, qui cote les Fêtes de Noël (12) ou le décès du conjoint (100), mais ignore tout bonnement, signale Marie Darrieussecq dans Tom est mort, le stress causé par la mort de son enfant.

Les entomologistes connaissent l'index Schmidt de pénibilité des piqûres d’hyménoptères. Ayant été cruellement piqué par presque toutes les espèces d'abeilles, de guêpes et de fourmis, Justin Schmidt a créé cette échelle à quatre dards, dont la poésie analogique peut réjouir :

1.0 Abeille Halictidae : douleur légère, éphémère, presque fruitée, une petite étincelle a brulé un poil de votre bras.
1.2 Fourmi de feu : douleur aiguë, soudaine, légèrement alarmante, sensation de marcher sur un tapis dru tout en cherchant l'interrupteur de la lumière.
1.8 Fourmi de l'Acacia cornigera (Bullhorn acacia) : douleur rare, perçante, élevée, quelqu'un vous a enfoncé une agrafe dans la joue.
2.0 Frelon à face chauve : douleur riche, sensation d'avoir la main prise dans une porte tournante.
2.0 Guêpe Vespula : douleur chaude et fumante, presque irrévérencieuse : imaginez W.C. Fields éteignant son cigare sur votre langue.
3.0 Fourmi récolteuse rouge (Red harvester) : quelqu'un utilise un foret pour extraire votre ongle incarné.
3.0 Guêpe Polistes : douleur caustique et brûlante à l’arrière goût amer, sensation d'avoir versé un bécher d'acide chlorhydrique sur une coupure au rasoir.
4.0 Guêpe Pepsis : douleur aveuglante, féroce, choc électrique : un sèche-cheveux branché a été jeté dans votre bain à bulles (si vous êtes piqué vous pourriez être par terre en train de gémir).
4.0+ Fourmi Paraponera (notamment Bullet ant, fourmi balle de fusil : P. clavata) : douleur pure, intense, brillante, sensation de marcher sur des charbons ardents avec un clou rouillé de 10 cm planté dans le talon ou d'avoir été traversé par une balle de revolver.

Brûlante aussi, l’échelle de Scoville permet la mesure de la force des piments. Le poivron y affiche un score de 0, la sauce Tabasco rouge est cotée à 5000, le piment de Cayenne à 50 000, le piment Trinidad Scorpion Butch Taylor, le plus fort du monde, à 1 400 000 et la bombe d’auto-défense à 5 000 000.

« Le malheur du temps présent, c'est que les mesures sont partout tombées dans l'arbitraire et dans l'abstraction ; elles devraient être chair, c'est-à-dire expression palpitante de notre univers à nous, l'univers des hommes, qui est le seul concevable à notre entendement », écrit Le Corbusier, inventeur notamment du Modulor, un système de proportion destiné à créer une divine harmonie dans les édifices.

Mardi 1er novembre 2011