Billets du lever

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L'épaisseur triste d'une vie privée axée sur rien sinon elle-même

Présentation

Tu me dis que tu ne vas pas bien, que tu somatises à ta manière chaotique (la tête, le ventre), tu me livres la cause apparente de ces douleurs : ton combat au chevet de l'un de tes patients, la façon dont tu reçois le moindre de ses gestes, la moindre de ses expressions laissant croire à un retour à la vie consciente, et toutes les incertitudes majeures quant au pronostic vital, aux séquelles... Tu me dis qu'à cela s'ajoutent les problèmes juridiques, un trou, un blanc dans les textes, "comme si ce corps en vrac n'était déjà plus un corps social", écris-tu. Tu te bats, tu rencontres des gens, tu enrages parce que tant de lois manquent pour assister cet homme, handicapé depuis l'âge de vingt ans, sans aidant familial ou amical. Tu passes des coups de fil. Des gens te comprennent. Tu t'assieds avec eux, tu leur parles du cas de L. Vous déjeunez ensemble, vous riez aussi, mais vous laissez toujours une place libre, à table, pour la Justice. Et même si Elle ne vient pas encore S'asseoir avec vous, Son couvert est mis tout au moins, et vous avez bu l'apéro à Sa santé.

Je te recopie ici une phrase de Hannah Arendt, qui, selon moi, illustre magnifiquement ton effort, professionnel et citoyen, et qui concernait, à l'origine, dans un texte essentiel (La crise de la culture), le désarroi des écrivains combattants, des poètes Résistants, comme René Char, une fois la guerre terminée.

"Après quelques courtes années, ils furent libérés de ce qu'ils avaient pensé à l'origine être un 'fardeau' et rejetés dans ce qu'ils savaient maintenant être l'idiotie sans poids de leurs affaires personnelles, une fois de plus séparés du 'monde de la réalité' par une épaisseur triste, l'épaisseur triste d'une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même."

Eh bien, je pense que ce que tu considères aujourd'hui comme un "fardeau" (ce combat perpétuel aux côtés des uns et des autres, de ton patient tombé dans le coma, cette énergie qu'il te faut contre l'inertie), c'est en fait ton trésor. Ou plutôt ce sera ton trésor, quand tu auras pris ta retraite ou quand L. sera sorti des limbes.

Car René Char, attendant la fin de la guerre, donc encore en pleine tourmente, écrivait ceci : "Si j'en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l'arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor."

Ce que je veux te dire : tu vis des années essentielles, à cent lieues de "l'épaisseur triste d'une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même"… et cette brèche que tu viens de découvrir dans l'Institution, c'est un Boche de moins, nom de Dieu !