Billets du lever

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Au seuil de la morgue

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Au seuil de la morgue

J’ai franchi pour la première fois le seuil d'une morgue à l'âge de dix-huit ans. Nous étions élèves kinésithérapeutes et la Faculté avait le dessein de nous déniaiser en nous faisant croquer, sur le mort déjà ouvert, les os, les marques sur ces os de leurs insertions musculaires et tendineuses. À chacun de nous, sans exception, il fallut un effort extrême pour entrer. Je me suis précipitée dans la salle, très vite, sans réfléchir, mais j’ai eu le souffle coupé, par l’odeur, par la vision, et je me suis mise à soulever frénétiquement les draps qui recouvraient entièrement toutes ces formes allongées.
Vous cherchez quelqu'un ? me demanda le pathologiste.
Je voudrais savoir s'ils ont tous un trou dans le front, lui fut-il répondu.
Le médecin me dit qu'oui et pourquoi.

Je me souviens de l'odeur indéfinissable mais tenace sur mes vêtements, mais tellement moins prégnante que la fumée de multiples cigarettes. Je me suis très vite habituée à ces matinées de dessin. Et puis j'avais eu l'impression de toucher à la lune, d'entrer dans un autre monde en tout cas.
Rien d’autre en rapport avec la morgue, jusqu’à hier soir. Hier j'ai commencé à dépecer la documentation nécessaire, du moins je le crois, à mon prochain roman. J’ai ouvert deux ouvrages de thanatopraxie publiés par Sauramps médical, notre éditeur morticole, ici, à Montpellier. J'ai lu, j'ai annoté, commencé à rédiger des bribes de phrase, pour m’essayer, préféré le cadavre brun bleuté au rouge ou au blanc. Puis j'ai accéléré le mouvement, j'étais mal à l'aise dans ces pages, ces descriptions, et le livre pourtant ne comportait aucune image. Pas une seule. Eh bien, après ma lecture je suis allée me désinfecter les mains. Je dis bien désinfecter et non laver puisque j'utilise l’un de ces produits qui font fureur depuis la flambée de H1N1. Et pourtant jamais je n’ai éprouvé le besoin de m'en laver les mains après avoir vu l'un de ces feuilletons qui se déroulent tout entier dans l’antre formolisée du légiste, lequel opère en calot et, indifférent à sa patientèle, en sifflotant, scalpe, trépane et jette avec désinvolture deux kilos de foie et de jéjunum sur une balance sanglante.

Je m’interroge sur ce dégoût authentique et archaïque, ressenti à la lecture. Je dis bien à la seule lecture, parce que ni la morgue ni le film ne m'ont jamais fait cet effet-là. La question pourrait être : d’où vient donc cette force de la lecture, qui opère en profondeur, sans besoin de s’encombrer du spectaculaire, et touche au corps. Par quels mécanismes la lecture m'a-t-elle donné l’impression de me souiller physiquement ?