À lisotter

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Petite planète
Régine Detambel
Petite planète
De l'éloignement pour toujours

Date : 2012
Présentation

Petite planète

Voici Alice, vingt-huit ans, dans son jardin. Elle rentre la voiture. Elle a dû retourner à l’hypermarché pour n’avoir pas prévu assez de jus de fruits. C’est l’anniversaire de son fils. Une bonne vingtaine d’élèves de l’école participent à cette fête. Elle descend de la voiture, ses doigts bleus sous les poignées cisaillantes des packs de six bouteilles. Alice sur l’allée qui mène à la porte d’entrée, les reins moulus par douze magnums d’orange pétillante.
Alice remontait lentement l’allée en ne pensant à rien quand un hérisson vint à sa rencontre en se dandinant. Manifestement il ne l’avait pas vue. Il marchait le museau collé au sol et ses petits yeux pointus rivés aux palpitations de son museau ne servaient qu’à donner formes et couleurs à son flair. Alice s’arrêta net. Et tout naturellement elle s’apprêta à appeler David comme le ferait tout parent d’un enfant d’âge scolaire et comme elle le faisait toujours, dans la joie du partage, quand la nature se rapproche et qu’on peut s’en émerveiller en l’observant. Mais cette fois le cri de joie ne sortit pas. Au lieu du glorieux David, viens vite voir, qu’elle aurait dû claironner, elle entendit seulement les packs posés sur le sol qui glougloutaient, le liquide et le gaz s’agitant sous l’effet du coup de frein brutal. Mais pourquoi avait-elle alors senti brusquement sa peau humide sur son corps, ses pas lourds et déséquilibrés comme des fers à repasser ? Pourquoi soudain ce hérisson comme un couteau au coeur ? Le hérisson s’était figé, brun au beau milieu de l’allée de pierres claires, mais sans se mettre en boule. Ça n’était pas du tout une rencontre triste et pourtant Alice pleurait en regardant l’animal comme jamais de sa vie elle n’avait pleuré. Un voisin au volant d’une voiture rouge la salua distraitement en passant. Il roulait assez vite mais quelque chose en lui remarqua les larmes sur le visage d’Alice et ce même quelque chose se demanda comment cette femme heureuse, endurcie par des années de bonheur, l’aisance et la sérénité quotidiennes, pouvait bien éclater en sanglots.
Alice pleurait de nostalgie, et cette nostalgie qui l’avait saisie, ce n’était pas un attendrissement stupide mais la découverte crucifiante qu’il serait inutile d’appeler David, aujourd’hui et tous les autres jours désormais, et pas seulement parce que la musique résonnait dans sa chambre, parce que ses camarades se passaient de main en main des consoles de jeu, mais tout simplement parce qu’un abîme s’était ouvert, effroi devant ce que nous sommes, ce que nous sommes matériellement, physiquement, il y a un moment dans la vie d’un humain où il est inutile de le déranger quand il est avec ses copains, un hérisson dans le jardin ne peut plus l’intéresser, comment pourrait-il l’intéresser, ils ne sont plus de la même espèce, David et le hérisson, et maintenant ils le savent, David en tout cas le sait, ils ne sont plus de la même race, éternellement.
Le soir-même, il y eut cette fête foraine, David grimpant sur le manège, Alice restée sur le carreau, la petite tête brune tournant à une autre vitesse que la sienne, comme une petite planète solitaire et rapide dans un nouveau système.


(extrait de Son corps extrême)