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Coeur quantique
Régine Detambel
Coeur quantique
Une commémoration

Date : 2012
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Présentation

Les coeurs quantiques

Le 9 août, à 00:02, j’ai consulté ma boîte aux lettres électronique et j’y ai trouvé le message de Pierre Ménard m’invitant à penser la ville, le coeur des mortels, la vitesse des changements affectant l’une et l’autre, l’une prétendument supérieure à l’autre, l’urbaine vivacité plus prompte que l’humaine sensibilité. Ce qui reste à prouver. Ce que je ne crois absolument pas. Car justement nous étions le 9 août depuis deux minutes, et depuis deux minutes déjà je pensais à Nagasaki, car depuis l’enfance, je commémore intérieurement le 6 août et le 9, et j’ignore pourquoi je suis fidèle à cette concentration muette, et absolument secrète jusqu’à ce texte, bien entendu.
Je pensais donc à Nagasaki, liquéfié par la bombe aveuglante, et à la fraction de seconde qui avait suffi pour « changer » cette ville — sa forme, son coeur, sa périphérie faite de musiques, de roches et d’oeuvres — et le coeur des mortels aussi, bien sûr, car l’irradiation d’un coeur de chair se fait aussi vite, et sans doute plus rapidement encore que celle d’une ville. Voilà donc renversée l’équation de départ. Du reste, la physique atomique semble un exercice cérébral créé seulement pour renverser les équations de départ. Examinons donc ce palpitant quantique, puisque les vieilles coordonnées euclidiennes qui servaient jusque-là à mesurer les battements pendulaires du coeur des villes, alors peut-être, en effet, plus rapides que ceux du coeur des hommes, sont à présent et définitivement hors d’usage.
Donc le 9 août 1945, la forme de la ville a changé. Radicalement. Et le coeur des mortels, simultanément. Comme un seul homme. La ville est entrée dans l’homme. L’homme ville ouverte. Les morceaux de pierre, de bois, de verre, de ferraille, n’ont fait qu’un avec l’homme. Et je ne parle pas de la violence des réactions chimiques, capables de faire d’un coeur d’homme une barre de fer (avec dégagement de chaleur et production d’oxyde de carbone) ou d’un rail de chemin de fer un pancréas (avec dégagement d’eau lourde et précipité de cobalt, symbole Co, numéro atomique 27).
La ville, on sait l’épave rayonnante qu’elle est devenue. Quant au coeur des mortels, suintant sa radioactivité à travers la peau, voici comme il a muté, aussi soudainement que le coeur de la ville : au hasard, parmi les quelques dizaines de milliers d’autres radicaux changements du coeur, une jeune fille, tombée par hasard sur son dossier médical où figurait la mention « leucémie aiguë » s’est pendue. Dieu merci, elle n’était pas chrétienne et n’en a donc éprouvé aucune culpabilité. Il n’aurait plus manqué que ça. Un vieil homme s’est jeté du haut d’un pont. Il n’était pourtant atteint d’aucune brûlure, une sorte de miraculé. Il est mort d’une irradiation de l’âme en quelque sorte, ou plutôt du coeur. Son coeur avait changé si vite. Les autres, à vomir du sang cuit et se tordre de douleur, leur coeur avait changé aussi. Du reste, c’est l’un des signes principaux du syndrome des atomisés, que ce changement du coeur si rapide. Et même chez les mortels qui, malgré tout, ne se sont pas suicidés, et qui ont traîné encore un peu leur coeur lourd comme un métal lourd.

Régine Detambel © 



D'ici là 
J'ai écrit Les coeurs quantiques à la demande de Pierre Ménard pour le huitième numéro de la revue d’ici là consacré à la ville. La forme d’une ville, hélas ! change plus vite que le coeur d’un mortel, est un vers célèbre des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire. Julien Gracq et Jacques Roubaud ont écrit deux variations autour de ce vers, le premier dans La forme d’une ville (José Corti), et le second dans La forme d’une ville, hélas, change plus vite que le coeur des humains (Gallimard).
Direction artistique : Pierre Ménard. Bande son : Gilles Amalvi : Ballade immobile. Voxfazer : La forme d’une ville. Cécile Portier : Viles paroles, Ville Parole. David Christoffel : Un train pendant six heures. RadioMentale (Eric Pajot) : City Dream’s. Pierre Ménard : Vous êtes ici.

Les auteurs : Gilles Amalvi, Jacques Ancet, Jan Baetens, Claude Ber, Sereine Berlottier, Guenaël Boutouillet, Daniel Bourrion, Martin Brink, Daniel Cabanis, Nicolas Carras, Cécile Carret, Gwen Catalá, David Christoffel, Sarah Cillaire, David Cousin-Marsy, Jean Christophe Cros, Matthew Cusick, Philippe De Jonckheere, Régine Detambel, Caroline Diaz, Michèle Dujardin, Patrick Froehlich, Virginie Gautier, Jean-Paul Gavard-Perret, Catherine Gfeller, Christophe Grossi, Maryse Hache, Lise Hascoët, Sandra Hinège, Mathilde Huron, Sabine Huynh, Jasper James, Emmanuèle Jawad, Christine Jeanney, David Lespiau, Nolwenn Letanoux, Elsa Liverani, Nadine Manzagol, Laurent Margantin, Pierre Ménard, José Morel Cinq-Mars, Ana nb, Greg Noirot, Jérôme Orsoni, Eric Pajot, Julia Pallone, Isabelle Pariente-Butterlin, Julien Pauthe, Marc Pautrel, Charles Pennequin, Jean Philippe Poli, Cécile Portier, Daniel Pozner, Béatrice Rilos, Laurent Sauerwein, Anne Savelli, Christopher Selac, Joachim Séné, Lucien Suel, Jérémy Taleyson, Mario Urbanet, Benoit Vincent, Voxfazer.

Un numéro enthousiasmant, complet, complexe, oeuvre d'art totale ! Quelle joie et casse-tête de lecture, quand on fait chanter les correspondances, et vibrer les liens, et quelle euphorie quand on tombe sur une pépite, quand l'urbs est sur orbite, urbi et orbi, après avoir franchi trois cents aiguillages. Et en plus, un excellent carnet d'adresses-mémo-livre d'or, ai retrouvé bien des noms ou têtes estimés.