Billets du lever

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Jamais il n'a paru remarquer qu'il me manquait un pied
Jamais il n'a paru remarquer qu'il me manquait un pied
D'une altérité radicale

Présentation

« Je ne saurais dire si c’est le maître qui m’a lavé avec sa bonté, mais voilà dix-neuf ans que je fais route avec lui, et jamais il n’a paru remarquer qu’il me manquait un pied. Vous et moi apprenons ici à nous mouvoir dans l’espace du dedans, et vous venez me quereller sur mon apparence extérieure. Ne seriez-vous pas en train de commettre un grave faux pas ? » (Tchouang-tseu)

Après une lecture de Romain Graziani,
Les corps dans le taoïsme ancien, Realia, Les Belles Lettres, 2011.
Après avoir vu la photographie qui représente Barack Obama enlaçant Tammy Duckworth, vétéran amputée des deux jambes, une prise très mise en scène, dénudée, parce que les prothèses comportent toujours un "habillage" de couleur chair, destiné à représenter le volume musculaire et la peau désormais détruits. Mais je ne peux questionner plus avant le sens de cette absence d'habillage, faute de données concernant l'événement et l'expérience de communication que porte cette photographie...
A creuser avec les ouvrages de Susan Sontag, notamment Sur la photographie et Devant la douleur des autres.

Mon but ici est surtout de questionner le statut du corps abîmé pour tenter de saisir sur le fait la caducité des représentations du corps qui soutiennent notre engagement avec autrui. Comment l'abîmé, l'amputé forcent-ils à réfléchir au rapport sujet-autrui ? Jusqu’où cette corporéité nouvelle nous entraîne-t-elle ?
Romain Graziani, professeur en études chinoises, relit le Tchouang-tseu, ensemble de textes éveilleurs, très polémiques et toujours fictionnels, dirigés contre la morale confucéenne, la discipline militaire, le droit pénal, avec ses peines presque exclusivement mutilatrices (ablation du nez et des oreilles, amputation d’un pied), les pratiques courantes de castration, les pieds féminins bandés et l’éducation rituelle comprise comme un «ensemble de mesures restreignant la corporéité à un répertoire de gestes marquant les liens de subordination.» 
Graziani étudie la manière dont le taoïsme ancien met en garde contre le jugement hâtif porté sur autrui, en se fondant uniquement sur l’appréhension extérieure de son corps. Ainsi le disciple amputé, porteur du terrible stigmate pénal, fait-il observer insolemment à celui qui le condamne du regard : « Je ne saurais dire si c’est le maître qui m’a lavé avec sa bonté, mais voilà dix-neuf ans que je fais route avec lui, et jamais il n’a paru remarquer qu’il me manquait un pied. Vous et moi apprenons ici à nous mouvoir dans l’espace du dedans, et vous venez me quereller sur mon apparence extérieure. Ne seriez-vous pas en train de commettre un grave faux pas ? »
Sans doute, en tous temps, faut-il se garder de (mal) juger le corps de l’autre ou de tenter d’en déduire quoi que ce soit à propos de son intériorité. Ce que, dans une autre fable, un mutilé de la face fera rudement comprendre à un intransigeant. « Si l’on ne peut préjuger d’un homme à la simple vue de son membre manquant, écrit Graziani, puisque la mutilation pérennise une faute dont il est toujours libre de s’amender, alors, symétriquement, celui qui a été tordu et tenaillé par son éducation, celui dont la nature originelle a subi les sévices d’un enseignement moral le coupant de la totalité indivise des êtres, doit pouvoir, avec le temps, faire retour à sa complétude originaire. La métamorphose (et partant, la métaphore) doit donc jouer dans les deux sens, suggère malicieusement le disciple : celui de l’ablation comme celui de la repousse. »
On a eu un petit aperçu de la manière dont le Tchouang-tseu tenta de convertir le regard. Cette éducation de soi s’opposait à la morale traditionnelle puisqu’elle passait par la fiction comme lieu privilégié de l’exercice personnel du jugement. Suivant le fil d’une pensée qui fait écho à celle de Jacques Bouveresse et Stanley Cavell notamment (cf. La littérature est une extension de la vie), Romain Graziani conclut ainsi ce chapitre sur les mutilés : « Les êtres exclus incarneraient alors dans le Tchouang-tseu la fonction protreptique [c’est-à-dire d’exhortation] de la littérature par opposition à sa mission didactique : elle n’a pas pour prétention de nous instruire mais avant tout de produire des effets d’ouverture, de conversion, de réaction, qui changent notre façon de prendre contact avec autrui. La littérature nous met en présence de l’expérience d’une altérité radicale, de vies si distantes de la nôtre que nous n’en apercevons jamais qu’une forme toute faite, lue à la lumière des codes et des normes qui définissent et protègent notre notion de l’ordre. L’expérience de la difformité et de l’infamie met au défi de sortir de son infirmité perceptive. Elle rend plus sensible avant de rendre sage. »