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Collectif > Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit
Régine Detambel
Collectif > Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit
Actes du colloque
BPI du Centre Pompidou

Date de parution : 2001
ISBN : 978-2842460532
18 €
Présentation

Collectif, Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit, BPI, 2001.

par Philippe Artières, Henri Atlan, Vincent Barras, Andrea Carlino, René de Ceccatty, Gérard Danou, Régine Detambel, Arlette Farge, Pierre Fedida, Colette Fellous, Françoise Gaillard, Lorand Gaspar, Vincent Kaufmann, Marie-Christine Navarro, Jean-Pierre Peter, Corinne Pieters, Jean Rey, Alain Sobel, Christiane Vollaire, Martin Winckler

Introduction de Jean Starobinski
Édité par Gérard Danou

Présentation
« Dans ce colloque, qui a réuni des médecins, des historiens, des écrivains, des philosophes, des psychanalystes, des enseignants, il ne s'agissait pas d'opposer discours littéraire et discours médical, mais de rappeler l'importance de la dimension subjective et émotionnelle de chacun : celle du patient, doublement désorienté par la maladie et par l'univers de l'hôpital où domine une langue spéciale qu'il comprend mal ; et celle du médecin que ses longues études techniques n'incitent ni à parler de ses émotions ni à réfléchir sur une pratique. C'est alors que le récit littéraire ou, plus généralement, la "parole poétique" a le pouvoir de prolonger et de faire sentir ce que le langage quotidien ne parvient pas à communiquer. Le retour aux "Humanités médicales" dans les études de médecine, pour lesquelles plaident les intervenants de ce colloque, ne signifie en rien une accumulation supplémentaire de savoirs spécialistes, mais la volonté d'apprendre à penser la pratique médicale et à s'inclure comme sujet dans cette réflexion. Car le récit a le pouvoir immémorial et inaliénable de transmettre des expériences humaines. » Gérard Danou

Extrait
Nous ouvrons ce colloque sur « Littérature et médecine, les pouvoirs du récit », qui va durer deux jours. Je voudrais tout d’abord remercier le Centre Pompidou pour avoir accueilli le thème et accepté que nous puissions organiser ces deux journées. Je remercie également la Bpi et tout particulièrement Annie Meyer qui a tenu un rôle considérable dans l’organisation de ce colloque qui a demandé dix-huit mois de travail et, bien entendu, Bernard Huchet, conservateur à la Bpi, toujours attentif à nos demandes pour l’organisation
du colloque. Enfin, je remercie les laboratoires UPSA, la fondation UPSA pour l’étude et le traitement de la douleur qui a bien voulu aider la Bpi pour l’organisation logistique.
Avant de donner la parole à Jean-Pierre Peter pour sa conférence sur « Histoires d’histoire de la médecine: pour un examen exploratoire », je vais faire une brève présentation en effleurant seulement le sujet qui sera ensuite diversement développé au cours de ces deux journées. En préambule à ses Études de style, Léo Spitzer conseillait à tout chercheur quelque peu aguerri de révéler ses expériences sous-jacentes à ses méthodes de travail. On ne peut alors nier que l’initiation médicale, véritable rite de passage renvoie à soi-même, induisant l’exigence d’un temps de réflexion sans lequel le métier de médecin comme art de guérir perdrait du sens. La lecture, dans les années quatre-vingt de Jean Reverzy puis d’Arthur Schnitzler, contemporain de Freud, m’a amené à fréquenter pendant plus de dix ans, tout en exerçant la médecine, le département de littérature française de l’université Paris VIII.
La médecine contemporaine obtient de remarquables résultats mais il n’est pas de sa compétence de résoudre les questions fondamentales et éternelles de l’existence. Pourtant le médecin reçoit sans cesse des plaintes qui, pour la plupart, relèvent du registre de La Maladie humaine, titre d’un beau livre de Ferdinando Camon, et dont témoignent les mots de la langue à travers une parole.
Le récit a ce pouvoir étonnant dans les mouvements de la lecture et de l’écriture d’arracher à soi-même et de bouleverser comme le dit Paul Ricœur « l’expérience profonde du temps » en proposant du sens toujours renouvelé contre le travail compté du temps humain. Dans les années cinquante, Jean Reverzy prescrivait l’écriture à l’un de ses personnages pour lutter disait-il, contre l’aiguillon de la douleur.
La littérature englobe dans son discours, pour en montrer les limites, les savoirs de son époque. Songeons, par exemple, à l’horizon d’attente en 1856 des premiers lecteurs de Madame Bovary, ce «roman sur rien», qui cependant en dit long sur le discours de la science et sur le modèle de valeur universelle du patient scientifique moderne. Il s’agit, on s’en souvient, du valet de ferme Hippolyte, opéré par Charles Bovary et victime des discours d’Emma et de Homais. Par ailleurs les romans médicaux écrits par des médecins ont toujours eu une audience importante dans le public. Il y a là un phénomène très particulier que Hermann Broch notait déjà à propos d’Axel Munthe (Le Livre de San Michele). Les authentiques romans médicaux composés par des medecine-men, écrivait Hermann Broch dans Création littéraire et connaissance, ont ce pouvoir étrange, indépendant de leur qualité littéraire souvent médiocre, de libérer le lecteur d’une certaine angoisse. Mais ce qui nous semble assez nouveau depuis environ vingt ans, est une certaine reconnaissance de la vertu thérapeutique de l’écriture sans prétention littéraire, dite ordinaire, qui s’affirme à travers des récits qui collent à l’expérience médicale vécue (sida, cancers, greffes d’organes)… Ces textes laissent généralement peu de marge de liberté à l’interprétation dans l’acte de lecture. Du côté du scripteur ils interrogent une identité menacée; du côté du lecteur ils induisent une réflexion sur le social et l’immédiat politique.
En Amérique du Nord certains médecins (Jack Coulehan, Byron Good) favorisent cette pratique ordinaire comme adjuvant aux traitements médicaux et aux épreuves traversées, renouant avec la tradition stoïcienne de la médecine de soi, cultivée et longuement étudiée on le sait par Michel Foucault. Certains départements de Medical Humanities encouragent les médecins à lire des romans (il existe à ce propos la très sérieuse revue Literature and Medicine, éditée depuis vingt ans par l’université John Hopkins) afin de se réfléchir dans l’acte de lecture, et de rendre aux mots « gelés » par la monophonie du discours médical, un certain jeu, un bougé entre le mot et la chose, une certaine motivation poétique du signe. Cette pratique qui accorde une grande valeur au savoir du patient sur lui-même constitue aussi une source d’enseignement importante pour le médecin. Jean Reverzy encore, dans son roman La Vraie vie. Un homme tombe. Il est hospitalisé. L’interprétation médicale nécessaire des événements ne révèle rien de lui, de ce savoir intime que les mots recèlent, trahissent ou manquent à exprimer : « Encore une fois Dufourt prêta l’oreille à son histoire : rien de ce qu’il avait dit la veille ne se trouvait transcrit et rien non plus de ce qu’il n’avait pas dit. »
C’est pourquoi certains auteurs américains (H. Brody, Stories of Sickness), conscients de l’importance de la littérature et de ce qui se joue dans l’acte de lecture vont jusqu’à conseiller de remplacer les cours d’éthique en médecine par l’étude de textes littéraires. Cette conception utilitariste de la littérature contribue toutefois à rééquilibrer les relations de pouvoir entre les patients et les médecins en facilitant peut-être l’échange de questions et de réponses. Il est permis d’espérer qu’une telle initiation à la littérature, avec l’histoire des idées et la philosophie, puisse mieux faire comprendre aux étudiants que la médecine, cette « somme évolutive de sciences appliquées » selon Georges Canguilhem, reste tributaire d’une culture qui la produit et en module sans cesse les nouveaux modèles et les nouveaux langages et que la science n’est pas toute puissante. Nous avons choisi de reproduire l’image des mains d’Érasme sur le programme de ce colloque, comme emblème des humanités médicales que nous souhaitons pour les étudiants en médecine. Les mains d’Érasme, tenant un livre, figurent au mieux l’allégorie d’une éducation au sens fort de formation, par l’importance qu’il accordait aux mots de la langue. Image ancienne, elle nous dit aussi que l’éducation nécessite une certaine conservation du passé. La position des mains signe la complémentarité indissociable de la réflexion et de l’action. La main gauche est posée sur la page. Elle pense. La droite dont on ne voit que le pouce tient le livre. « L’esprit fait la main, la main fait l’esprit », écrit Henri Focillon. La posture humaniste accorde une très grande importance à la connaissance qu’elle n’a de cesse de soumettre à la réflexion, au jugement critique et au doute, contestant les évidences toutes faites. Conscient de la folie qui habite l’homme au plus profond de lui-même, qui le constitue et le limite, l’humaniste renaissant affine son langage et sourit avec une certaine ironie autocritique.

© Bpi-Centre Pompidou, 2001.



Notes préparatoires à ma propre communication dans ce colloque

LA MÉTHODE ANATOMIQUE :
Comme je ne suis ni oratrice ni universitaire mais seulement écrivain et lectrice, il me paraît naturel ici de m’exprimer au travers de larges extraits de livres : des miens, mais aussi et surtout ceux des auteurs qui m’ont formée. Et quelques jours avant de venir ici, parmi vous, j’ai lu Les Beaux quartiers d’Aragon. Edmond y est étudiant en médecine et je ne résiste pas à la tentation de vous lire ce que Louis Aragon appelait « la méthode anatomique » : « Il y avait une chose qu’il admirait de façon sincère : la méthode anatomique. Cette façon de décrire les objets ou les parties du corps, sans laisser au moindre accident, au plus petit détail, la possibilité d’échapper, cette façon de serrer la réalité sur toutes ses faces, au-delà même de ce que peut envisager l’appareil photographique, qui n’est qu’un œil, enivrait Edmond parce qu’elle lui donnait l’impression d’avoir acquis un avantage au moins sur cette réalité, une prise sur la vie. Pour lui, la poésie était là, si je me fais bien comprendre. Les images de Faraboeuf parlant du collier à double rang de perles de l’astragale, ou du fichu de la grisette et du châle de la courtisane pour les muscles du dos, cela lui tenait lieu de Baudelaire, cela lui prolongeait Baudelaire… » Et j’interviens ici, non pas seulement comme kinésithérapeute, mais plutôt comme quelqu’un qui a eu la chance de nourrir son œuvre littéraire avec la richesse que représentent, sur le plan lexical, les dictionnaires médicaux, les précis d’anatomie, la fréquentation des hopitaux et des maisons de retraite, la poétique du bloc opératoire, et puis la richesse suprême qui est la parole donnée, l’histoire que chaque patient nous offre en se racontant.

SUR LE MALADE, DONC LE POÈTE :
Il a le génie de l’inexpérience, devant la mort toujours, devant la peur.
Il est, dans sa plainte, résonateur d’une parole qui le dépasse.
Loin d’être le témoignage d’une épreuve exemplaire, la plainte du malade est le « génie de l’inexpérience » ; le poète et le malade savent peu de choses du monde… et pourtant ses vers (et leur plainte) « ont l’accent d’une prophétie devant laquelle ils restent eux-mêmes interdits. »

INTRODUCTION MALADIE ET SANTE / CORPS ET PENSEE
La maladie fait-elle écrire ?
Le corps empêche-t-il de penser ?

Ma santé est débile. Je n’ose pas dire malheureusement, car je suis convaincu que
ma création est intimement liée à mon infirmité physique. » (Thomas Mann)

Pour Flaubert l’hypersensibilité était une maladie.
« Cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse. Je m’explique.
Si j’avais eu le cerveau plus solide, je n’aurais point été malade de faire mon droit et de m’ennuyer. J’en aurais tiré parti, au lieu d’en tirer du mal. »

Chez Henri Michaux aussi, l’hypersensibilité, la tachycardie, l’écorché vif témoigne : « J’ai un cœur terrible, c’est en toute chose qu’il trouve sujet à battre. Il fait de l’émotion toute la journée, c’est un marteau, je suis le mur, il prend toute la place dans le monde. Je sors, je vais aux Indes, mais hélas je sors avec mon marteau, et il n’y a que lui pour moi, il ne me laisse rien regarder, c’est bien pour cela aussi qu’il m’a fallu renoncer à l’étude des sciences, à gagner ma croûte et à tout. »
Michaux conclura : « Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée, elle le porte. »

LA MALADIE, LA BLESSURE FAVORISENT-ELLES LA LITTERATURE ?
Deleuze, Critique et Clinique, « La littérature est la vie », l’écrivain n’est pas malade mais « plutôt médecin, médecin de lui-même et du monde » (p.14). La littérature est une « entreprise de santé : non pas que l’écrivain ait forcément une grande santé […], mais il jouit d’une irrésistible petite santé qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu’une grosse santé dominante rendrait impossibles. De ce qu’il a vu et entendu, l’écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés. »

VAN GOGH
« Veille donc à t’entretenir en santé, à développer tes forces, à améliorer ta vie. La meilleure étude, la voilà ! » (Correspondance complète, III, p. 20)

ET DU COTE DES FEMMES
Tout se passe comme si l’abstraction requise par l’activité philosophique impliquait une mise à distance (pour ne pas dire une mise à mort) du corps féminin, en tant qu’emblème de la mater.
Par définition, l’abstraction est la capacité de délaisser le concret, de tourner le dos au réel, au particulier, au tangible, pour s’élever vers les cieux de la vérité générale. Les hommes — à qui on ne dit pas que leur destin est essentiellement, voire exclusivement lié à leur corps (sa beauté, sa fécondité) — peuvent s’adonner à cette activité tout en menant une vie physique normale. Les femmes, apparemment, ne le peuvent pas. Pour rendre possible une vie de l’esprit, elles renoncent toujours, à un degré plus ou moins extrême, aux possibilités de leur corps.
1ère étape : renoncement à la maternité. Cas de toutes les femmes philosophes jusqu'à Simone de Beauvoir incluse au XXe.
2ème étape : renoncement à l’érotisme, à l’hétérosexualité. Anecdote de Simone Weil draguée par un ouvrier agricole du Sud de la France : « Voyez-vous ces choses-là ne m’intéressent pas le moins du monde. »
A partir de là, on peut glisser tout naturellement vers le mysticisme. Presque toutes les femmes philosophes avant le XXe, ont vécu dans des couvents : Hildegarde de Bingen, Héloïse, sainte Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne…
3ème étape : souvent franchie par les mystiques : le renoncement à la nourriture, au sommeil et à toute espèce de confort matériel.

Le corps gêne-t-il la pensée ?