D'autres livres d'artiste

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Déplier l’hymen
Régine Detambel
Déplier l’hymen
Editions Vincent Rougier

Date de parution : 2007
Avec un froissé original de Vincent Rougier
Présentation

A propos des dessins de Vincent Rougier
Coffret contenant les n° 80, 81 & 82 de la revue Ficelle « La Vérité nue, la Vérité froissée »
Avec des textes de Gilbert Lascault, Régine Detambel, Anne-Lise Blanchard.
De cet ouvrage ont été tirés soixante-dix exemplaires numérotés dont vingt, signés par les auteurs, sont agrémentés d'un froissé original de Vincent Rougier.


A propos des froissages de Vincent Rougier


Déplier l'hymen

L’une des prophéties de Léonard de Vinci, dit mystérieusement : « Plus tu converseras avec les peaux, chargées de sens, plus tu acquerras de sapience. » Elle annonçait peut-être, silencieusement, le véritable passage philosophique advenu un peu plus tard, entre la peau-recouvrement — la peau-limite de Descartes (quand la peau n’est qu’un gant) — et la peau psychanalysée du XXe siècle, ce symptôme, ce fantasme, qui a lentement dépassé la problématique de la surface pour atteindre au feuilleté, au tressage structurel, à l’interstice, au battement d’espace par quoi les fonds remontent, traversent, font surface… Structure de recouvrements, d’effacements et en même temps de soulèvements, d’échos… Véritable passage cosmologique du monde clos à l’univers infini.
Depuis, on a trop dit du pli, pas assez de la fronce. Petit nez froncé, le cul de Verlaine et sa fronce violette, l’anus donc, et puis autour des aréoles, l’âge venant. Etoilée, astérie.
Ne pas confondre pliage et fronçage. Qui plie, froisse, rien ne se perd rien ne se crée. Mais qui fronce, glisse un fil, c'est-à-dire un corps étranger, là-dedans. Un fil d’Ariane dans les fractales. Désormais, il est impossible de déplier cet hymen. Désormais, à cause du fil qui la tient, qui la suture, qui la plisse, l’éventaille, la pousse à l’état de ressort, la page est infibulée.
Mais Rougier tout à la fois fronce et déplie, plisse et défronce. Et on ne sait s’il travaille le papier ou l’étoffe, ou encore à même la peau. Sa fronce crépue comme poils. Détricoter la fronce. Je me souviens des pelotes de laines détricotées. Laine froncée.

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Pliage organique : Geoffroy Saint-Hilaire estimait que l’on pouvait passer d’un animal à un autre rien qu’en le pliant autrement que la nature l’avait plié. Il affirmait que si l’on plie un vertébré de telle façon que se rapprochent les deux parties de son épine du dos, sa tête sera vers ses pieds, son bassin vers sa nuque, et ses viscères placés comme dans les céphalopodes.
Rougier invente la fronce organique. Il y a des nus là-dedans, là-dessous, dans le pli, sous le fil. Il défronce le nu que la nature a fait pour le refroncer autrement. « Je t’aime, crie le nu. Fronce-moi à ta guise, comme ton chien, comme une seiche, comme une huître. » Comme Baudelaire, Rougier fait danser le serpent du papier. Comme une étoffe vacillante, le fait miroiter. Place aux tissus, la peau se percalise. Et le texte lui-même depuis s’est tissé. Texte. Du latin textor : le tisserand.

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Mallarmé, le maître, l’initiateur, installa le papier — donc la peau — dans ses plis : Oui, sans le reploiement du papier et les dessous qu’il installe, l’ombre éparse en noirs caractères, ne présenterait aucune raison de se répandre comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement levé par le doigt.
Mallarmé et son coup d’éventail : la fronce de l’univers enfin révélée. Déploiement interne du monde dans l’unanime pli qui brasse toutes les particules. Dans ses battements, le monde en inclusion.
Chez Rougier, le papier froncé est tension, soutien de la verticalité de ses nus, invisible interstice, qui se fait possibilité, latence et chair des choses, dans un effet de retour et de retournement. Effet d’accordéon. Bandoneon. La peau du nu bandée à l’extrême du ressort. Le papier de Rougier gaine des membres, est tissu qui les double, les soutient, les nourrit — érection incessante qui dresse la tête et les seins des nus vers le ciel.
Ses nus sont sans orifice. Les narines, la bouche, l’anus, le vagin, les tympans ne sont que plis de peau, invaginations, repliements de la matière. Tout en eux, y compris le cerveau, est pli poussé à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. De même qu’il y a dans le marbre des veines, ils sont marbrés de plis. Multiples. Leur peau est labyrinthe. J’ai dit pli où il fallait dire fronce. J’ai dit marbre au lieu de smocks. Je me souviens des robettes dans les années 60. La rectitude, le poli n’existent pas chez Rougier. Chez lui, toute surface est diversifiée par des plis. Ou des déplis — des fronces ou des défronces. Le dépli ne les déplie pas, mais il les replisse, les plisse autrement, les fait changer de pli. Qu’on n’oublie pas ce fil qui glisse, qui passe, qui oblige le pli à rester pli. Jupes plissées. Autrefois, le grand mystère du repassage d’une jupe plissée.

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Derrida : le papier résonne. Sous l’apparence d’une surface, il tient en réserve un volume, un labyrinthe dont les parois renvoient les échos de la voix ou du chant qu’il porte lui-même, car le papier a aussi la portée d’un porte-voix. La fronce que Rougier met en œuvre préfigure une expérience engageant le corps tout entier. D’abord la main, l’œil, la voix, l’oreille, puis le temps et l’espace…
La narration fait pli, l’histoire a la passion des blousants. Chaque matin, Rougier continue sa mise à plat entre deux feuilles pour créer son univers chiffonné. Le voilà penché sur son métier à froncer. L’œuvre : le recensement de toutes ces fronces, à raison d’une épingle tous les six millimètres. Et le nu fait poème : langage secret de l’éventail à quatre faces — moment de rideau. Le nu est un grand creux où la peau fait relâche — un cocon. Et ce fil de soie, infibulant, qui le traverse, cette chose filandreuse, filamenteuse, qui divise le monde du papier en deux, sans qu’il y ait ni dehors ni dedans, c’est mince comme un fil, et coupant comme tel, ça n’est ni d’un côté ni de l’autre, c’est au milieu, cela forme cloison…
Le dehors — l’extérieur de la fronce —, c’est le dedans élevé à l’état de mystère. Et peut-être aussi le contraire, quand la peau de la fronce se retourne et nous absorbe…

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Je disais tout à l’heure hymen. Car Rougier travaille à même la membrane. En guise d’illustration, car soudain le mot même d’hymen semble privé d’ombre et de sens, des choses déjà dites par Derrida et que j’aime. L’hymen, continuité et confusion du coït, mariage, se confond avec ce dont il paraît dériver : l’hymen comme écran protecteur, écrin de la virginité, paroi vaginale, voile très fin et invisible, qui, devant l’hystère, se tient entre le dedans et le dehors de la femme, par conséquent entre le désir et l’accomplissement. Il n’est ni le désir ni le plaisir mais entre les deux. Ni l’avenir ni le présent mais entre les deux. C’est l’hymen que le désir rêve de percer, de crever dans une violence qui est à la fois l’amour et le meurtre.
Hymen désigne une pellicule, la fine membrane qui enveloppe certains organes du corps (intestins, cœur). Cartilage de certains poissons, aile de l’abeille, la guêpe, la fourmi, qui sont des hyménoptères, la membrane des pieds de certains oiseaux, l’enveloppe qui gaine la semence ou la graine des plantes. Tissus sur lequel s’écrivent tant de métaphores du corps.
Tissu, toile d’araignée, filet d’un texte. Trame. Les mots de la composition poétique étaient empruntés au vocabulaire du tisserand, du constructeur…
L’hymen est donc une sorte de tissu, gaze, voile, toile, étoffe, moires, ailes, plumes, rideau, éventail, le chant jailli dans un déchirement.
Voilà mon impression : qu’une fois froncé le papier ou la peau ou l’étoffe ou tout ce qu’on voudra, il y a là hymen, et puis soudain le fil, le fameux fil de l’infibulation. Donc virginité exemplaire. Infinie.

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Quelques décennies après Tatouage, Tanizaki abandonnait les brûlantes aiguilles pour les poils de chèvre du pinceau qui caressèrent l’enfant peint.
Le récit s’intitule La Mère du général Shigemoto. Il dit que l’amoureux Heijû cherchait hardiment à profiter de la moindre occasion pour voir en secret Jijû, devenue l’épouse d’un ministre. Alors voyant son petit garçon, un enfant de cinq ans, jouer près du pavillon de l’ouest, dans la résidence, il le fit approcher et lui écrivit sur le bras un poème d’amour en lui disant d’aller le montrer à sa mère.
Le ministre exerçait sur sa nouvelle épouse une surveillance de tous les instants et limitait le nombre de ceux qui l’approchaient. Mais Heijû réussit à tromper sa vigilance et à habituer l’enfant à transmettre ses poèmes. Il écrivait sur le bras du jeune garçon.
En lisant, sur le bras de son fils, le poème que lui adressait cet homme qu’elle avait jadis connu, Jijû pleura toutes les larmes de son corps. Mais elle effaça bientôt le message et écrivit de la même façon son poème-réponse sur le bras du garçonnet, puis elle le poussa dehors : « Va le montrer au monsieur de tout à l’heure ! »
Les choses durèrent vraisemblablement quelques mois. Et l’enfant, tour à tour, fut caressé par l’un et par l’autre, qui s’aimèrent et se désirèrent à travers lui.
Comme ces amants-poètes sur peau, Rougier oeuvre dans la déhiscence du pli, le dessin jamais ne commence ni ne finit. Repli de l’hymen, voile plié(e), l’hymen ouvre toujours un volume d’écriture, pratique le pli, le pique, applique, duplique dans la surface d’écriture. « Ton acte toujours s’applique à du papier. » (Mallarmé). On n’oublie pas non plus le reploiement vierge du livre encore prête à un sacrifice dont saigna la tranche rouge des anciens tomes : l’introduction d’une arme ou coupe-papier pour établir la prise de possession. Les plis perpétueront une marque. Il y a un couteau que je n’oublie pas.

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Une seconde peau : Rougier est quelqu'un de touchant. Tricot du corps, cocon bien emballé, caché dans ses bandes, ses bandages, ses laines, ses lainages, écriture à l’alène, ses cordes, ses ficelles, ses liens, dans ses liens, tous ses liens. Momifier à l’infini. Bander, et panser et emballer, l’art de la fibre, des pelotes aussi, des cocons, toucher c’est tisser. Et ça ride et ça plisse, ride mirifique et authentique, miraculeusement tendue et détendue par le ressort de l’artiste.


Régine Detambel ©