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> PREFACE de Régine DETAMBEL à l'édition du Mercure de France
Instructions aux Domestiques de Jonathan Swift
Quand vous vous attardez à bavarder avec quelques camarades de la rue, laissez la porte de la maison ouverte, afin de pouvoir rentrer sans frapper ; autrement votre maîtresse pourrait savoir que vous êtes sorti et vous seriez grondés.
Il n'est pas nécessaire de se munir d'un glossaire des langues gullivériennes et d'un précis de rhétorique pour apprécier gaiement les Instructions aux domestiques. A côté de l'oeuvre immense que sont les Voyages de Gulliver et dans lesquels Swift a inlassablement fabriqué des mots, des langues, des dialectes en utilisant des procédés de collage, de dévocalisation ou d'anagramme, Les Instructions aux domestiques font figure d'oeuvre lilliputienne, si j'ose écrire, directe et courte. On les considère également comme inachevées puisque les six derniers chapitres sur les seize que comptent l'ouvrage ne sont qu'ébauchés et jetés sous forme de notes (Instructions à la Fille de laiterie, Instructions à la Blanchisseuse, Instructions à la Nourrice ou à la Gouvernante, etc. )
A partir de 1731, Swift avait commencé à rédiger conjointement Un Manuel de Conversation polie et des Conseils aux domestiques. Mais la maladie et surtout, à partir de 1738, la perte de la mémoire, l'obligèrent a les laisser inachevés. Swift, amoindri, faisait pourtant grand cas de cette oeuvre qu'il considérait comme très importante. Le texte ne parut qu'après sa mort, en 1745.
... Il n'y a que les chiens qui viennent au premier coup de sifflet
Les Instructions sont d'abord des Instructions générales, concernant tous les domestiques. Swift y raille le ton des ouvrages habituels de conseils et de bonnes manières et passe en revue les règles qui gouvernent la vie des gens de maison, du sommelier au groom, de la gouvernante à la cuisinière, indifféremment. Lui-même se pose comme un domestique de grande expérience (« Croyez-en un vieux praticien ») délivrant de précieux conseils et démasquant la duperie et les mensonges.
Au maître on ne se soumettra qu'avec une obéissance simulée et hypocrite : « Ne venez jamais que vous n'ayez été appelé trois ou quatre fois, car il n'y a que les chiens qui viennent au premier coup de sifflet » et encore : « Je vous exhorte tous instamment à l'union et à la concorde ; mais ne vous méprenez pas sur ce que je dis : vous pouvez vous quereller entre vous tant que vous voudrez ; seulement ayez toujours présent à l'esprit que vous avez un ennemi commun, qui est votre maître ou maîtresse, et que vous avez une cause commune à défendre. »
Faites tout dans l'obscurité pour épargner les chandelles de votre maître
Après les instructions d'ordre générale, Swift s'adresse en priorité au sommelier : « Si j'en juge par ma longue expérience, c'est à vous, sommeliers, que doivent principalement s'adresser mes Instructions aux domestiques car votre besogne offre la plus grande variété et exige la plus grande exactitude. » La phrase suivante : « Je vais, autant que je pourrai m'en souvenir, examiner les diverses fonctions de votre service et régler mes conseils en conséquence » apparaît comme pathétique. Cet « autant que je pourrai m'en souvenir » n'est sûrement pas une figure de style, la moue du vieux domestique s'acharnant à se rappeler l'essentiel de la fonction du sommelier, mais la grimace de Swift malade, travaillant dans l'angoisse d'oublier et écrivant, un jour, éperdu, à Faulkner, son éditeur, qu'il a égaré son manuscrit.
Ne vous servez jamais d'une cuillère pour ce que vous pouvez faire avec les mains de peur d'user l'argenterie de votre maître.
Certains conseils ont l'apparence du sérieux parce qu'ils résultent de minutieuses observations mais ils sont, pour la plupart, destinés à provoquer le dégoût. Si les maîtres et les maîtresses sont des gens sales, remplissant leurs pots de chambre « au lieu d'aller cueillir une rose dans le jardin », les domestiques leur rendent au centuple mauvaises odeurs et manque d'hygiène. A la cuisinière, Swift offre cette suggestion culinaire : « Si une poignée de suie tombe dans la soupière, et qu'il ne soit pas commode de l'en retirer, mélangez la bien, cela donnera à la soupe un haut goût français. » A ceux qui servent à table, il conseillera de ne jamais porter de bas car les convives aiment l'odeur corporelle des jeunes gens et les odeurs de pieds sont remèdes souverains contre les vapeurs. Aux laquais, il dira : « Quand vous vous tenez derrière une chaise pendant le repas, remuez-en constamment le dossier, pour que la personne derrière laquelle vous êtes, puisse savoir que vous n'attendez que son ordre. »
Ainsi les domestiques paressent, cassent en faisant accuser l'animal favori, volent, gardent pour eux la moitié du repas, se grattent la tête au-dessus des plats, tiennent le pain chaud au creux de leur aisselle ou bien étalent le sel après l'avoir serré dans leur paume humide. Mais jamais Swift n'oublie, sauf pour les laquais, auxquels il promet la corde ( « Mon dernier avis est relatif à la conduite que vous devez tenir lorsque vous serez pendu ; ce qui vous arrivera pour vol domestique, vol avec effraction ou vol de grand chemin … »), la terrible condition des domestiques.
Quelle fille aimant la propreté consentirait à barboter dans l'urine d'autrui !
La femme de chambre, la femme de charge et la fille de service sont en permanence confrontées aux excréments de leurs maîtres, à leurs saletés, à l'intimité gluante de leurs draps, de leur linge, à leurs odeurs corporelles ou d'urine. « (L'odeur d'urine) est admirable contre les vapeurs dont, j'en suis sûr, souffre Madame » souffle Swift. Que d'histoires de pots de chambre dans la vie des femmes domestiques ! Pour inciter sa maîtresse à aller faire ses besoins dans le jardin et la guérir de l'habitude de faire dans un pot de chambre, Swift conseille à la fille de service d'exposer le pot à la fenêtre, aux regards de toute la rue, afin de la ridiculiser. L'éducation sphinctérienne des maîtres est ici prise en charge par les domestiques.
Tout cet humour scatologique est rabelaisien puisqu'il excuse chaque manquement par une raison thérapeutique (« Ne lavez pas le pot de chambre car l'odeur en est très salubre » )
Persuadez le laquais qui vous a engrossée de vous épouser avant les six premiers mois …
Toute la vie sociale des domestiques, leur misère, leurs revendications sont exposées dans ces quelques pages pétulantes, pleines de haut-le coeur et d'ordures. Les Instructions, qui sont de courts fragments, valent un grand roman de moeurs. La misère y est nette, la malveillance systématique, le mensonge évident, la haine quotidienne. « Je dois vous mettre particulièrement en garde contre le fils aîné de Monsieur (…) vous n'aurez de lui qu'un gros ventre ou une chaude pisse et probablement les deux» dit Swift à la femme de charge.
Enfin, j'aime particulièrement cette phrase, conseil de Swift à la femme de chambre. Elle résume toute la haine et la vengeance sociales de celle qui sert contre celle qui possède, et le ton pris est si juste que l'image en devient inoubliable : « Faire des lits par la grosse chaleur est une besogne fort pénible, et vous serez exposée à suer, c'est pourquoi, quand vous voyez les gouttes vous tomber du front, essuyez-les avec un coin du drap, afin qu'elles ne marquent pas le dessus de lit. »
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel