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L’INFINI DE PI
"Un beau jour, à l’école primaire, on nous révélait π.
Le périmètre du trapèze, les surfaces du losange ou du parallélogramme, il fallait se les mettre dans la tête à coup de répétitions, mais π, grâce à son étrangeté restait gravé. Je ne me souviens pas d’une personne hésitant pour énoncer l’étonnant, l’inhabituel 3,14. Qu’après, à la multiplication, beaucoup se trompassent ne changeait rien au fait que π était entré dans la mémoire pour ne plus en sortir. Il y avait, en plus, la lettre grecque, son allure de portique à volutes, ce dessin auquel la main n’était pas habituée, cette impression en la traçant d’avoir pénétré dans la magie de savoirs secrets. Pour toujours π était présent dans tous les cercles ou arcs de cercles du monde.
L’institutrice prenait un air mystérieux pour dire 3,14 comme si elle ne disait pas toute la vérité. Peut-être même ajoutait-elle une phrase sibylline dans le genre : « Enfin 3,14 pas tout à fait. Vous verrez plus tard quand vous serez grandes. » Cela, je l’ai oublié, je ne me souviens que d’une impression de mystère.
S’il y a un moment important dans la connaissance, c’est bien cette énième leçon du cours moyen où π entra dans notre vie, où nous apprîmes que ce cercle dont la rondeur satisfaisait l’esprit autant que l’œil, cette fluidité évidente de roue qui tourne se réalisait avec un nombre imparfait. Non seulement il y avait deux chiffres après la virgule mais ils ne correspondaient à aucune division précise. A la rigueur avec 3,25 ou 3,75 nous eussions compris. Ne parlons pas de 3,50 qui nous eût totalement rassurés. Mais 3,14, c’était le mouvant, l’incertain. L’inquiétude. Et encore nous ne savions pas tout.
Quelques années plus tard nous était révélé pire encore. « 3,14 », nous l’apprenions tout d’un coup, faisait sourire finement nos maîtres. Cela avait le visage de π, l’allure de π mais n’était pas π. Nous passions à 3,1416. Mais bientôt nous étions invitées au cœur véritable du mystère : 3,14 comme 3,1416 étaient l’un plus petit, l’autre plus grand, d’un cheveu, que le vrai π, ils étaient de grossières approximations destinées à l’enfance. La vérité en était éloignée, infiniment, au sens le plus troublant du terme : dans ce cheveu il y avait l’infini. Le 16 était arrondi. Le 6 n’était pas la fin d’une division sans reste où l’on posait enfin un zéro. Le 6 ne faisait que cacher des décimales sans fin. Si bien que π, reculant sans cesse, n’existait peut-être pas. Cette surface délimitée par le compas au lieu d’être fixe était comme instable, sa bordure tremblait. Elle était presque en expansion.
On nous racontait que des chercheurs avaient poursuivi la division pendant un temps si long que les décimales avaient été gravées en ornementation sur une corniche du Palais de la Découverte. Et cette frise n’en finissait pas de courir sans que les nombres fussent épuisés. On nous disait que la corniche aurait pu être bien plus grande encore, que l’on aurait pu garnir le tour de la terre avec π et même franchir la distance de la terre à la lune, et aller jusqu’au bout du ciel qui était lui-même sans fin. Jamais, aussi loin qu’on allât, on ne trouvait la fin de l’opération. Les travaux du calculateur auraient pu être la punition d’un Sisyphe ou d’un Tantale. Y aurait-on consacré une vie entière qu’à peine un pas aurait été fait.
Déjà scientifiques nous objections : « Mais, comment on le sait puisque personne n’a pu compter ? » On nous répondait qu’on le savait à cause des lois mathématiques établies par les hommes, capables de prospecter là où ils ne pourraient jamais aller, dans une spirale de plus en plus fine, n’arrivant jamais, si fine qu’elle fût, au bout de la perfection. Le mystère des probabilités était aussi obscur que l’infini de π. C’était comme au catéchisme lorsqu’on nous expliquait le dogme de l’Assomption par celui de l’Immaculée Conception.
Et pourtant avec ce 3,14 si imparfait, les calculs marchaient. Il était impossible de savoir combien il fallait de tissu pour une jupe corolle, combien de galon serait nécessaire pour en border l’ourlet, combien il faudrait de mosaïques pour un bassin rond, de grillage pour entourer un parterre circulaire. En dépit de cela, il existait une vérité qui contredisait la réalité tactile, utile du monde, une vérité plus vraie que le vrai. Que l’on pût voir et agir n’existait pas devant elle.
Pour nous amuser le professeur de mathématiques nous donnait la phrase mnémotechnique qui permettait de connaître les dix premières décimales de π. « Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages. » Il suffisait de compter les lettres de chaque mot et l’on obtenait 31415926535. J’étais particulièrement fière de pouvoir retenir cela sans la phrase. Mais « nombre utile » ? certainement le contraire, nombre totalement inutile. Et était-ce si sage que cela de vouloir prendre le toboggan vers l’infini ? (…)
Nos maîtres nous laissaient nauséeux et refermaient la porte ouverte sur le vertige. Il n’était pas question de jouer et de nous interroger plus longuement. Nous ferions avec 3,14. Certaines, pour se faire bien voir, utilisaient 3,1416 et prenaient l’air renseigné et hypocrite quand on les félicitait.
Le mal au cœur venu de π n’aurait d’égal que celui de la parabole qui s’approchait des axes sans jamais les toucher — elle était asymptote aux axes, asymptote, encore un mot inoubliable — et passait brusquement, d’un saut de carpe, de moins l’infini à plus l’infini.
C’était des vertiges aimés, recherchés comme ceux du manège, des étirettes ou de l’avion où nous le provoquions pour après longuement tituber et rire. La seule différence avec π c’est que le vertige n’était plus du corps.
π, qui, si on se penche sur lui, s’enfonce inexorablement sans pouvoir se stabiliser. π qui a les pieds dans les sables mouvants, π sans achèvement possible — seule la fatigue ou la mort arrêtaient les comptes du savant — π dont les divisions de plus en plus infinitésimales ne l’empêchaient pas de flotter, rond comme la perfection, impalpable, d’ellipse en cylindre, de sinusoïde en cône, de l’œuf à la balle, de la spirale au ressort à boudin, de la pleine lune à l’arc-en-ciel, insaisissable."
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Jacques Bens, lui, a inventé « le sonnet irrationnel », un poème à forme fixe de 14 vers (d’où le substantif sonnet), dont la structure s’appuie sur le nombre pi, (d’où l’adjectif irrationnel). Ce poème, précise Jacques Bens, est en effet divisé en 5 strophes « successivement et respectivement composée de 3-1-4-1-5 vers, nombres qui sont dans l’ordre les 5 premiers chiffres significatifs de pi, entendez 3 quatorze quinze. Voilà une idée pour un atelier d’écriture tout à fait irrationnel.
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Claude Gagnière nous rappelle ou nous enseigne, c’est selon, comment retenir infailliblement les 10 premières décimales de pi, c’est toujours ça. Il suffit de compter les lettres de chacun des mots suivants : « Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages ». Et vous avez là Trois-Un-Quatre-Un-Cinq-Neuf, etc.
Marie Rouanet, L’infini de pi, Climats, 1999.
Jacques Bens, La littérature potentielle, Folio essais, n°95.
Claude Gagnière, Pour tout l’or des mots, Bouquins Laffont.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel