Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Un livre naturel, fabriqué par personne

Présentation

"Écrire toute sa vie,ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien."
Marguerite Duras


— Alors tu veux vraiment écrire un livre sur les ateliers d’écriture. Mais quelle forme pourras-tu lui donner ? Essai ? journal ? Des fiches ? Un manuel ? Ou alors un roman, dans lequel tu t’efforcerais de tracer des portraits de tes participants, afin que tout cela soit divertissant et bondissant ?
Ou bien un album photo sans photos ? Depuis plus de dix ans, je rencontre dans les ateliers d’écriture que j’anime (ou auxquels je participe) des femmes et des hommes, des enfants aussi, souvent, qui ont fini par former, dans ma mémoire, une bibliothèque de vies nombreuses que j’entends encore s’entre-lire lorsque je me retourne. « Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature » écrit Pascal Quignard. Je ne sais pas quelle forme donner à ce témoignage. Quelque chose d’écrit en tout cas, avec des citations partout, pour me protéger peut-être ! En tout cas il m’est impossible de rendre compte des ateliers d’écriture avec les mots universitaires et ronflants qu’on emploie trop souvent autour de moi. Je ne veux pas consacrer aux ateliers un ouvrage qui serait l’équivalent de la littérature orale ou du roman collectif des animateurs, et reprendrait leur codification, leur forme et leur jargon technique. Si je parle de la « posture de l’animateur », ce sera sans doute en référence aux Postures de Callot, qui représentaient des personnages dans une suite d'attitudes différentes.

— Tu n’aimes pas ce mot de posture. Pourtant, c’est plutôt amusant. Cela sonne comme dans les postures érotiques qui portent des noms marrants, je repense à celles que chante Boby Lapointe : « la brouette japonaise, le perroquet qui sanglote, le derviche à grands braquet. » Ça c’est de la posture ! Mais de quoi les accuses-tu, les manieurs de jargon ? On dirait qu’ils te font peur…
Oui, ils s’éloignent de la littérature et, du même coup, ils en éloignent tout le monde. Je déteste qu’on me pose des questions ainsi formulées sur « la façon dont je fais lire les textes produits en atelier », « l’utilisation que je fais de la photocopie ou de l’enregistrement », « ma conception des retours », « la manière dont j’utilise les interactions de groupe », « les détours techniques entre écriture et réécriture »…
Il m’est impossible de me dissocier et d’employer, pour mon œuvre d’écrivain, des images vivantes et pour mon compte-rendu d’animatrice la clicherie d’usage. Pour cela, d’abord, il me faudrait être Cang Jie, l’inventeur des caractères chinois, pourvu de deux paires d’yeux qui le rendaient capable de scruter les phénomènes et les choses au-delà des seules apparences. Or, je n’ai pas observé, avec froideur et distance, à l’aide de mes quatre yeux et en surplomb, ce qui se passait dans les ateliers d’écriture que j’ai conduits, mais je m’y suis rendue comme un patient se rend à l’hôpital. C’est-à-dire que j’ai apporté là, à égalité avec les autres, mes dragons et ma sexualité et mes chagrins privés et mes fiertés et mes incompréhensions, parce que je ne vois vraiment pas comment ni même pourquoi un écrivain devrait garder secrète sa vie fermentante. Surtout depuis que j’ai lu chez Bachelard cette révélation à partager d’urgence : « Un homme ne peut être heureux dans un univers pasteurisé, il me fallait faire grouiller les microbes pour y ramener la vie. Il fallait réintégrer l’imagination et découvrir la poésie. »
Puisque j’écris, je suis donc, comme les participants aux ateliers, à la recherche quotidienne de mon écriture et sans cesse dans la volonté de perfectionnement de mon outil et de ma compréhension du monde, des autres et de moi-même à travers la littérature. J’ai connu, comme tout le monde, des bonheurs d’écriture étincelants. Au total, je crois que la moitié d’entre eux avait été préparés et travaillés, et que l’autre moitié m’a été donnée, fusant, de petits éclairs de chaleur qui correspondirent d’ailleurs, quelques brefs instants, à des pertes d’identité, des sensations de nuit, d’imprononçable. Ces ravissements exceptés, je n’ai pas accédé au nirvanah des écrivains. Du reste, je ne souhaite ni l’extinction de mes joies et souffrances d’écrire, ni l’interruption du cycle des réincarnations des mots dans les choses et des choses dans les mots. J’utilise simplement nirvanah pour montrer qu’il pourrait y avoir quelque chose de monacal, ou tout au moins de hautement spirituel, dans l’animation d’ateliers d’écriture.

— Tu ne te prends pas pour rien, dis donc. Aux temps où l’on brûle les gourous, tu devrais avoir peur de parler ainsi.
Je n’arrive pas à parler autrement que gravement. C’est grave d’avoir choisi d’être écrivain. Je suis une mystique. Je déteste les gens qui font semblant de ne pas tenir à leur statut d’écrivain parce qu’ils ont peur de se faire détester ou parce qu’ils éprouvent le complexe de l’usurpateur. Oui, je suis mystique. En disant « Je suis écrivain », je préviens tout le monde que je marche vers la singularité. Quand je ne dis pas « Je suis écrivain », je me sens indéterminée. Ecrivain, c’est à la fois mon identité, mon sexe, l’espèce à laquelle j’appartiens et le plus qu’humain auquel je vise pour que l’angoisse se desserre un peu. Je sais bien que cela ne veut rien dire. Je sais bien que Claude Simon a été radié de l’AGESSA parce qu’il ne touchait pas assez de droits d’auteur. Je sais bien qu’on pourrait discuter pendant des siècles pour savoir qui décerne le label d’écrivain à quelqu’un. Mais voilà pourquoi c’est important d’écrire un livre sur les ateliers. L’atelier est un seuil, une limite fluctuante entre écrire et ne pas écrire. Et puis, pour dire le vrai, il y a danger à écrire sur les ateliers d’écriture, danger de mal parler de soi en tant qu’écrivain (la preuve, tu me reprends là-dessus), danger de solidifier d’un coup la pensée de dizaines de personnes et de réduire le mystère de leur quête à une prétendue transparence. Les Mayas ont un livre secret, le livre glyphique, gravé en creux, et qui résiste toujours aux tentatives de déchiffrement. Les Mayas disent : « C’est un livre naturel car il n’a été fabriqué par personne. Le livre tourne seul ses pages. Chaque jour s’ouvre une page et si quelqu’un veut la tourner intentionnellement, il saigne parce qu’il est vivant. »
Ainsi des ateliers d’écriture et des personnes qui le fréquentent pour en faire le sang et le battement.