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— Ces personnes qui fréquentent tes ateliers, tu les nommes participants. Mais de quelle participation s’agit-il ? Est-elle d’ordre financière, par exemple ? Ou autre chose. Je me souviens que lorsqu’on me disait de participer, cela signifiait que je devais aider à mettre la table !
Participer, c’est plutôt se mettre à table ! C’est une participation physique, d’abord, un réel investissement de toute sa personne. Tu comprends pourquoi je suis grandiloquente quand je te parle d’écrivain, d’écriture, d’atelier. Mon côté temple. Detambel, tu sais que ça veut dire « du temple », alors tu vois ! Participer, c’est comprendre qu’on va se livrer, avec l’écriture, à une expérience cruelle. Michel-Ange pensait que les statues antiques, malgré leur amputation, ont des torses sublimes. Et il aurait bien volontiers jugé du degré de perfection d’une d’œuvre en lui faisant dévaler la pente, depuis le sommet d’une montagne jusqu’à la vallée. Elle n’en souffrirait pas, puisque seul le superflu se briserait dans une telle chute ! Je raconte souvent ce fantasme de fracas pour encourager l’atelier à briser à son tour les jambes au redondant, à l’excessif ou au verbeux. Je me demande d’ailleurs si le fameux gueuloir de Flaubert ne consistait pas justement à déchiqueter ses phrases sur les pics de ses dents, à les disloquer contre la paroi âpre de son palais, à les fêler contre le tuyau de sa pipe !
L’écriture est féroce comme toutes les expériences intimes, de cette cruauté artistique qui ne souffre plus de contresens et qu’Antonin Artaud a définie une fois pour toutes : « Avec cette manie de tout rabaisser qui nous appartient aujourd’hui à tous, cruauté, quand j’ai prononcé ce mot, a tout de suite voulu dire sang pour tout le monde. »
L’écriture est cruelle parce qu’elle est difficile, parce qu’elle devient, peu à peu, de plus en plus terrible et nécessaire, enfin parce qu’elle finit par s’exercer contre celui qui écrit. L’écriture ne laisse jamais libre ni son auteur ni son lecteur et l’atelier est fait pour enseigner d’abord cela. On dit que les mots algos (douleur) et logos (parole) ont la même origine. Il suffit, pour s’en convaincre d’observer les visages. Il y a des lignes qui font suffoquer et grimacer. Écrites ou lues, elles asphyxient comme poisons et gaz. Il faut regarder le front de ceux qui écrivent, la mimique qui se plaint de l’extrême difficulté à vaincre pour dire des mots, son souvenir, son désir, et pour les composer, les organiser en paragraphes ponctués.
Je préfère sortir pour écrire, aller dehors, disent certains, je sors pour écrire à haute voix, je sors parce que je sais que je gênerai les autres car l’histoire que je veux se présente d’abord à moi sous forme d’images qui me font crier et ensuite sous forme de contractions musculaires. Je dois sortir pour écrire.
— A t’entendre, on dirait que tu les prends pour des gosses qui ont besoin de sortir pisser. A quelle place te mets-tu ? La maman, la psychologue, l’aide-soignante ? Tu joues avec le feu, non ? Jusqu’à te mentir à toi-même peut-être.
Je suis fière d’avoir à faire à des adultes. Tu peux même me dire que je me prends parfois pour une sexologue. Ma page est libertine mais ma vie est honnête, faisait savoir Martial. À s’accrocher au bon usage, au respect des règles et des codes orthographiques et grammaticaux, à montrer avec ostentation comme ils tiennent à ne pas employer de tournures grasses ou encore à condamner le boiteux, le bancal ou le bancroche à la risée, certains orgueilleux participants aux ateliers d’écriture finissent par ne plus s’autoriser que le tracé de phrases saines sur un support sain. Sans doute cherchent-ils ainsi, au moyen de ces miroirs parfaitement polis, à envoyer d’éclatants signaux dont on peut estimer qu’ils sont à comprendre fièrement comme ceci : Ma vie est libertine, si ma page est honnête. Ils manifestent le besoin de me le faire savoir, qu’ils ont une vie sexuelle, tu vois.
— Et tu ne crains pas, avec tout ça, de devenir un monstre de voyeurisme ?
Tu confonds pornographie et adolescence, vice et étude. Avant même d’être le lieu de l’écriture hebdomadaire où l’on éprouve le plaisir, où l’on découvre les aires de sa sensibilité, où l’on s’approprie, avec mémoire et intelligence, des techniques d’écriture et de composition, où l’on se lit comme un choriste, où l’on retravaille ses textes une fois qu’on a compris en quoi ils ont ému, convaincu ou intéressé, l’atelier est le groupe. L’atelier est originaire du groupe.
— Et tu as l’intention d’amener tes participants à la maturité sexuelle ? Tu as les idées larges ! Crois-tu que ce soit vraiment ce qu’ils te demandent en fréquentant tes ateliers : se réconcilier avec leur sexe ? Il y a des auteurs qui parlent mieux que toi des godemichés, et leurs aphrodisiaques, au moins, ne sortent pas de l’Oulipo !
Et pourtant, toute quête artistique est une nouvelle adolescence. Mais cette fois, les participants n’obtiendront pas de réponses de plus madrés qu’eux. Ils n’ont plus quinze ans et ils ont si longtemps fait semblant de savoir que l’aveu même de leur ignorance est déjà une notable rémission.
Venir en atelier, c’est être parmi ses semblables, dans la même volonté de métamorphose.
Le groupe est la loyauté faite miroir, on n’y dissimule pas, dans les portraits de nus, l’existence sombre des poils. La fonction du groupe est de tout savoir, de tout montrer, et d’ajouter encore, si possible, de l’élan à l’élan.
Le groupe parle. Il chante. Il s’exprime de toute sa fiévreuse et étincelante volubilité. Il est le corps libéré de chacun, de chacune, même de celle qui, depuis seize mois, n’a plus le courage de faire l’amour mais éprouve le besoin d’écrire des scènes où un homme et une femme se fascinent sous des nuages qui passent.
Le groupe marche vers la maturité, il en est loin encore.
Le groupe est la voix muant de l’atelier. Il est également sa séduction et son désir, il est sa respiration, sa violence, le maître de ses charmes, le conteur et l’infléchissement de son destin et tous ses organes sensoriels, ni un homme ni une femme, tout ce qui n’est pas chétif et délicat mais au contraire ce qui a été glissé en chacun d’invincible et de phénoménal.
Le groupe est toutes les indécences, toutes les polissonneries qui excitent et rendent ardents, tous les mots orduriers par quoi les enfants se défont par l’oreille, ce qui rend les amoureux étranges et solitaires.
Le groupe est ce qui en tous bat, d’insondable, d’éternel, la voix fière en chacun, qui réveille et qui cingle. Toujours implacable et jamais glacial, le groupe est le corps de l’atelier et son premier geste vers la liberté d’écriture.
— Comme tu voudras. Mais existe-t-il une sorte de code de l’atelier, une déontologie, une charte, des commandements éthiques, par exemple, qui te guident et te font savoir ce qui est admis et ce qui ne l’est pas lorsque tu t’adresses à ce type de public ou lorsque ce public s’adresse à toi ?
L’atelier est encore un lieu neuf. On se pose tous des questions. C’est aussi vaste que la Bibliothèque. J’y reviendrai. Mais franchement, ce ne doit pas être au bout du compte plus terrible (ou moins) qu’une chorale ou une salle de travaux pratiques dans une école de masso-kinésithérapie. Il faudra du temps pour qu’on y voit s’installer, comme dans tous les groupes humains, de vraies coutumes et des superstitions qui ressembleront à un folklore. Du bizutage, par exemple ! On tracera alors un tableau des traditions et des croyances d’ateliers, qui se traduisent dans la pratique par des rites, des gestes et des formules.
Pour ma part, j’ai déjà remarqué, ou plus vraisemblablement projeté et rêvé, quelques bribes de rites païens.
Je pense par exemple à cette coutume d’Afrique du Nord. Quand le fils va quitter sa famille, alors la mère lui fait poser le pied nu sur le seuil de la maison et elle le baigne d’un peu d’eau : « Afin que ton pied se souvienne de ce seuil et t’y ramène. » Lorsque l’atelier se lit, qu’il mouille sa page avec la langue, qu’il l’imbibe de salive et l’articule, je pense au texte comme à ce fils prodigue, qui s’échappe aujourd’hui mais qui reviendra bientôt hanter ce seuil.
Et lorsque l’atelier a tout juste fini d’écrire, quand tous posent leurs stylos en travers sur la feuille, je défie quiconque d’y superposer une scène de restaurant, quand les couverts barrent l’assiette vide et sale. Ce que l’on peut imaginer, à la rigueur, et qui serait juste, c’est le nouveau-né installé sur le ventre de sa mère. Mais je préfère encore une autre histoire. Quand les femmes pilaient des baies séchées, des épices ou des céréales dans des mortiers d’acacia, elles avaient coutume de laisser le pilon dans le mortier, avec quelques miettes, pour qu’il s’en nourrisse après le travail qu’il venait de fournir. Ainsi l’atelier, à chaque page écrite, récompense son outil.
— Tu dis l’atelier, comme s’il n’y avait personne de précis ou d’assez typé pour retenir particulièrement ton attention, comme si c’était la foule. Une métonymie : le contenant pour le contenu. Pourquoi ce point aveugle quand tu parles d’eux, ces gens qui viennent là et que tu tutoies et que tu appelles par leur prénom et réciproquement.
C’est un des paradoxes de l’atelier, justement. Je me sens tenue à une sorte de secret professionnel. Ou je te parle d’Hélène, de Dominique et de Nicolas, et je te présente chacun de ces participants en te montrant ce qu’ils écrivent, ou bien tu admets que ces Georges, Gabrielle et Frédérique ont le droit de garder le masque. L’essentiel est dans le groupe, dans les liens que tisse le groupe. Un atelier est composé d’hommes et de femmes et l’on y sent, comme dans tous les groupes, les fameuses « lignes de démarcation mystiques » qui rappellent, à chaque instant, que la plupart des hommes qui sont là ont été poussés, parfois jusqu’à l’absurde, à affirmer depuis toujours leur virilité. Vulnérables, peureux du féminin en eux-mêmes, ils se tiennent les mains sur les genoux, droits soudain, assis tout au bord de leur chaise, prêts à hurler ou à filer quand, de leur côté, les femmes du groupe, souvent tendues, prêtes à la riposte, ont bien l’intention de lutter contre « l’inconscient androcentrique » avec tous les moyens du bord.
Hier, j’ai apporté Une chambre à soi de Virginia Woolf. Nous en avons lu les deux dernières pages, quand elle parle de la sœur de Shakespeare, qui mourut jeune et n’écrivit pas car elle n’eut pas la possibilité de « tirer sa vie de la vie des inconnues qui furent ses devancières, ainsi qu’avant elle le fit son frère », celle que nous aiderions si nous travaillions pour elle, si nous étions résolus à lui offrir « à sa nouvelle naissance, la possibilité de vivre et d’écrire. »
Woolf parle des femmes, bien sûr, de la nécessité pour elles d’avoir de l’argent, une pièce où se retirer dans le silence, et aussi la liberté. Mais elle s’adresse également, universelle, aux femmes et aux hommes qui veulent vraiment comprendre ce qu’écrire veut dire.
Acquérir « l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons », « voir les humains non pas seulement dans leurs rapports les uns avec les autres, mais dans leur relation avec la réalité, et aussi le ciel et les arbres et le reste en fonction de ce qu’ils sont », être « en relation avec le monde de la réalité et non seulement avec le monde des hommes et des femmes », sont, pour les deux sexes écrivant, des préceptes absolus et vitaux.
L’écriture est muqueuse, et cette morve-là ne réclame ni reconnaissance ni noblesse, elle est viscérale, à la fois masculine et féminine, humide et lisse, et, pour cette raison, elle a le droit de se tenir les jambes écartées, et même le ventre en avant si elle le veut, elle peut même être gay. Les élans linguistiques sont des miniatures de l’élan vital qui, lui, a tous les sexes.
Qui veut risquer d’écrire un jour doit d’abord apprendre à se tenir debout sur la page, à y marcher, y courir, y sauter, y grimper et y danser : on n’apprend pas à écrire du premier coup. La virilité, le patriarcat, le gonflement, l’ordre, les catégories, la discipline, le matriarcat, la domination, la hiérarchie, cela n’a plus corps quand on écrit. On ne vole pas parce qu’on a des ailes, on se sait des ailes parce qu’on a volé ! Les vrais écrivains sont homme et femme à la fois, homme et femme en eux-mêmes heureux, leurs mots sont des corps dont les lettres sont les membres et, comme dit Jabès, « le sexe est toujours une voyelle ».
— Pourtant la peur du corps est effroyable chez beaucoup d’écrivains. On peine à croire — sauf exceptions — qu’ils écrivent « de tout leur corps ». L’apparition de romancières comme Christine Angot ou Camille Laurens a créé chez certains des débuts d’érection qu’ils ont pris (et craints) pour des promesses d’angor. Je fais notamment allusion à François Nourissier parlant gentiment des « écrivaines virulentes » (sans les citer, d’ailleurs) mais espérant qu’on les reconnaîtra à leur sujet favori : « sexe, râles, agressions en tout genre : du nanan ! » Oui, on voit les poils cette fois. Michel Braudeau n’en revient pas non plus : « Et je ne vous dis rien du roman féminin où le plus extraordinaire est de faire l’amour avec un homme […] des larmes, des liqueurs, du liquide, cela broute et grince. Depuis Duras, elles bégaient. » Tes participants, tes participantes, ont-ils conscience de ce contexte particulièrement malsain. Comment vivent-ils ce sexisme de base ?
L’écriture du corps est tout juste en train de sortir, grâce aux ateliers notamment, d’une vraie ignorance de couvent. Ces hommes que tu as cités ont l’âge d’être mon père. Leur vieillesse de création m’effraie. Leur étroitesse me glace. Leur embarras est dangereusement contagieux, leur regard est aveugle. Ils ont fait semblant d’être aux côtés des femmes lors des révolutions, ce n’est pas possible autrement…
Ce que je demande aux pages que je lis, à celles que j’écris, et à celles que je fais écrire, ici, en atelier, c’est de me faire passer des étapes initiatiques. Je suis face à l’écriture, donc face à la vie, face au monde, donc face à l’adolescence, à l’enfance, à leurs effroyables caps. Et si ces messieurs, ces romanciers assis dont tu parlais tout à l’heure et qui tentent de rendre crédible leur discours captieux, essayaient de s’y remettre, comme il y a quarante ans, ils verraient sans doute quel mur se dresse soudain devant eux. Personne ne les conduira plus au bordel pour leur apprendre le monde. Ils ont tout à découvrir. L’écriture, quand on ne s’y consacre plus à fond, cela se referme, se résorbe, se pétrifie. La jungle repousse par-dessus et te voilà en dehors de toi-même pour toujours. Ces types-là sont enfermés dehors. Il leur faudrait une nouvelle adolescence, comme je te le disais tout à l’heure. La nouvelle est bonne, finalement, puisque je leur annonce une embellie ! Je me souviens avoir mouillé en lisant, vers treize ans, le roman Allemande de Nourissier. Il y avait un passage où deux jeunes faisaient l’amour sur une grossière couverture de l’armée, je crois. Mais je ne me suis pas masturbée. Il n’y avait pas de corps dans ce livre, donc ni femme ni homme qui auraient pu me donner l’envie et les moyens fantasmatiques d’exercer mon jeune désir. Certains auteurs devraient fréquenter plus souvent des ateliers d’écriture. On y étudie le rapport de dépendance, d’aliénation dans lequel on se trouve tous avec les livres, les bibliothèques, les écrivains sacrés, la vocation, la culture. On travaille sur ce rapport de dépendance qui nous construit, nous déconstruit, nous démolit, nous tous, femmes et hommes. Le lecteur est là, en face. Le sujet de l’atelier, c’est l’altérité, la différence, le désir, la relation à l’autre comme différent de moi et donc désirable. L’altérité, c’est l’étranger ou le même. L’auteur, c’est mon étranger à moi !
— Tu travailles plutôt à partir de textes d’hommes ou de femmes ?
Je fais lire aussi bien Leiris que Virginia Woolf. Ce qui est rassurant, c’est qu’à ce niveau-là on ne peut plus se tromper ! Toutefois, cette distinction m’agace. En continuant à colporter ces sombres stupidités que sont « l’écriture féminine » et autres distinctions de genre, on oublie que l’écrivain, homme ou femme, est une personne au travail, dans le doute permanent et se demandant pourquoi ajouter un livre à la pile des livres existants au lieu de se tirer une balle dans la tête.
C’est la seule question à se poser. Se dire que nous sommes égaux devant l’écriture, même si nous ne le sommes pas effectivement, hommes et femmes, devant la publication ou les prix littéraires. Mais devant l’écriture, devant le tremblement d’écrire qui nous prend toutes et tous, dès lors que nous sommes de vrais créateurs, alors, hein, qu’on ait ou non les couilles poilues, est-ce que ça change vraiment quelque chose ? Pour moi, je me suis cherchée sans succès, quand j’étais toute jeune, dans les romans masculins français qui ornaient la bibliothèque familiale et je n’y ai pas trouvé de compréhension qui allât au-delà de l’adolescence masculine. J’y ai trouvé des intérêts qui ne dépassaient guère la masturbation, et quand ils avaient fini de se palucher, ils se croyaient de grands sentimentaux parce qu’une fois le poireau essoré, n’est-ce pas, le sang peut venir au cœur et même au cerveau. Mais j’adore Calaferte, qui a si bien dépassé l’adolescence. Combien avons-nous eu, en France, de romanciers du corps ? Je préfère les Goncourt attentifs à récolter le « document humain » et tous les cliniciens ès lettres, fussent-ils d’infects misogynes, aux ignorants du corps que sont presque toujours les romanciers français qui aujourd’hui continuent de montrer du doigt les filles, comme si la mixité n’avait jamais atteint leur cerveau. Oh, comme il leur manque cruellement une anima pour leur animus !
— Comment parles-tu du corps en atelier ?
Je n’ai pas à en parler. Ce n’est pas moi qui parle en atelier. Ce sont les participants qui se lisent. Moi, je réagis à leur lecture. Tout le groupe réagit d’ailleurs, puisque que c’est le principe de l’atelier, ces retours sur ce qui vient d’être écrit sur place. Je crois fondamentalement à l’importance du corps dans l’écrit. Du fait du règne de ces collégiens bourgeois et ignares dont j’ai parlé tout à l’heure, la littérature accuse un retard effroyable dans le domaine du corps. Nous sommes en retard sur les arts plastiques, sur les vidéastes, sur les cinéastes. En retard de cinquante ans, au moins, au bas mot. Le corps, bien sûr, est à prendre ici dans sa plus large acception. Par exemple, le roman de quelques messieurs tue complètement la notion de respiration, de souffle. Le débit incroyable de ces romans vieillots, de ces textes suivis, qui veulent donner l’illusion de la narration, ce n’est pas humain ! C’est gonflé, c’est une baudruche, c’est l’inverse d’une déchirure alors que la vie est une déchirure. La vie est un fragment qui « correspond à la nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens, des humains. » Ils ont pourtant lu Blanchot avant moi ! Pourtant leurs livres ne respirent pas ou bien s’inscrivent dans une chaîne sonore fausse, qui ne correspond à aucune respiration ici-bas. En atelier, j’enseigne la respiration. Tu me prendras pour un gourou, encore une fois. Mais les kinésithérapeutes et les sage-femmes apprennent aussi à respirer.
— Écrire, c’est du vent !
C’est quarante ans de travail, pour commencer. Il faut sans doute quarante ans de travail si l’on veut toucher au roman qui ne se distrairait pas avec les questions inutiles de l’écriture féminine et de l’autobiographie : on écrit ce qu’on peut et ce qu’on doit. De plus il faut tenir compte, dans ses textes, de la nature parcellaire du sujet, de sa nature fragmentaire, et non pas tenir ce stupide discours suivi qui n’a rien d’humain. N’importe qui s’arrête pour respirer ou pour pleurer quand il parle sur le divan. L’écrivain doit être cultivé, des cultures différentes (peut-être même écrire dans une autre langue, pour se déprendre de sa langue maternelle, peut-être usée jusqu’à la corde, et faire venir d’ailleurs le flux), oser assimiler sans la moindre intimidation des romanciers énormes, les malaxer, les digérer pour s’attaquer à des choses encore plus intenses sur la société, l’histoire (après tout, un nain perché sur les épaules d’un géant voit plus loin que ce géant !). Ne pas refuser le travail théorique, la construction, le travail du matériau, la rhétorique. Pas de roman sans forme et sans style. Et malgré tout cela garder une sorte de naïveté et d’immédiateté. D’ailleurs, c’est mon programme pour les décennies à venir ! Et, en clin d’œil final, cette phrase de Léon-Paul Fargue, pour ces messieurs qui gêne la manœuvre du roman : « Le génie est une question de muqueuse, l’art est une question de virgule. » Je leur laisse le maniement sans danger de la « petite verge » et du « point à queue » comme disaient Littré et Dolet, et je veux prendre ma place dans le grand et périlleux cycle des humeurs !
— Et ils ne s’enfuient pas, tes participants, quand tu leur annonces quarante ans de vaches maigres ?
Je préfère annoncer la couleur tout de suite. L’atelier réserve des surprises de taille sur le plan de la maturité et des sacrifices consentis à l’écriture. Sous prétexte sans doute que les instruments de l’écrivain et ceux de l’écolier sont les mêmes, l’atelier s’autorise souvent à cultiver une mentalité enfantine et scolaire. L’atelier n’a pas d’âge. C’est le souvenir d’école qui lui sert de maturité, et le retraité qui a eu peur d’écrire dira ce soir : « J’ai rendu feuille blanche ». Le souvenir d’école lui tient lieu à la fois d’excuse et d’échec. Ça m’agace.
Rendre feuille blanche, à l’école, n’était qu’un tout petit naufrage, un fiasco sans retombée, à peine une défaillance coutumière d’adolescent grandi, ivre de ses propres sucs. Là, ce soir, rendre feuille blanche est évidemment une autre histoire. Rendre, ne rien rendre, ne rien vouloir rendre, cela sonne comme l’effort de qui a cherché à vomir, à se débarrasser, et n’a donné, en tout et pour tout, qu’une crise de nausées, violente, longue, étouffante, un chapelet d’efforts vides, non couronnés mais douloureux.
Je suis convaincue que le jour où l’atelier dit « Je rends feuille blanche » au lieu de dire « Je souffre » ou « J’ai peur » ou « Je cherche », il se trompe lui-même, se souvenant, facile et confortable, qu’autrefois ce blanc ne l’engageait à rien, sinon, au pire, à une remontrance. Il lui échappera encore longtemps, des années peut-être, qu’il a maintenant la littérature à l’estomac, qu’elle n’a plus rien à voir avec la mode, une commande, un programme ou l’air du temps, et qu’il ne s’agit plus, pour échapper à soi-même, de mettre en œuvre d’enfantines techniques de salut.
Une panse d'a, définit Littré, est la première partie d'un petit a dans l'écriture cursive. N'avoir pas fait une panse d'a, c'est n'avoir rien écrit, rien copié, rien composé, dit-il. Mais il arrive un moment dans l’existence où il faut comprendre que n’avoir pas fait une panse d’a ne signifie pas pour autant ne savoir ni A ni B…
— En général, ils ne savent ni A ni B ?
Non, ils sont souvent cultivés, mais la plupart du temps ils n’ont pas confiance dans leur culture. Ils ont du mal à accepter et à comprendre que les enseignants du groupe ne soient pas les meilleurs écrivants. Ils ne comprennent pas (ou feignent de ne pas comprendre, plutôt) que ce sont toutes leurs expériences, leur faculté d’observation qui font leur écriture, et non pas leurs souvenirs d’université.
Certains participants, en assez petit nombre, s’avouent durement touchés par l’atelier et ne s’attachent pas plus d’une séance à cette petite fabrique de leur propre reflet alors que les autres sont déjà tendrement attachés à ce microcosme de connaissances techniques et historiques, où l’on trouve aussi, en proportions égales, il faut le dire, commérages, préjugés, compassion, scrupules et aventures amicales ou amoureuses.
Leur malaise, je l’ai associé à un ensemble de symptômes déjà connus, que l’on nomme le syndrome de Stendhal. La beauté peut rendre malade. Il y a une vingtaine d’années, les médecins relevèrent des troubles du comportement, des épuisements, des vertiges, chez les touristes visitant l’Italie. Ils contemplaient pour la première fois les chefs-d’œuvre de la Renaissance et souffraient d’émotion esthétique qui les rendaient presque hallucinés et insomniaques. Stendhal, touriste considérable, avait connu cet état, visitant Florence, et notait dans son Journal, en 1817 : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin. La vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Il y a dans ces œuvres d’art colossales quelque chose qui les submerge, explique Alberto Manguel, et, au lieu d’être une révélation et une découverte, l’expérience esthétique devient chaotique et déroutante, une autobiographie de cauchemar. »
Voilà pourquoi certains participants, pourtant venus en touristes, fuient l’atelier, à peine entrés, ivres et déjà malades d’avoir vu, au fond d’eux-mêmes, des beautés et des laideurs dont ils n’imaginaient pas être à la fois le conservateur et le musée.
— L’écriture en atelier est d’abord une expérience autobiographique, une remémoration, une régurgitation, avant d’être un support esthétique, non ?
C’est aussi ce qu’on reproche aux premiers romans ! Oui, les premiers temps, presque tous les écrits d’atelier sont redevables d’un souvenir. Je pense à Eudora Welty : « A force d’intensité, j’en étais presque arrivée à une vie double, celle du témoin, celle du rêveur. » Et j’en conclus qu’il y a, dans les ateliers, beaucoup de témoins mais peu de rêveurs.
Voilà pourquoi il faudra longtemps avant que les expériences dont il est question dans les écrits d’atelier deviennent surtout des « expériences narratives ».
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel