Collège / Lycée

Collège / Lycée

Imprimer la fiche
Voleur de paille
Régine Detambel
Voleur de paille
Une nouvelle inédite pour les 6e-5e astronomes !

Date de parution : 2000
Lire un extrait
Présentation

Voleur de paille

Par Régine Detambel ©


Jérémie est un solitaire, un timide, un taciturne. Le soir, il monte sur le toit de l’immeuble. Il photographie les étoiles.
Vers cinq ou six ans déjà, il observait la Lune à la jumelle. Et il en redessinait les cratères et les pics. On lui a offert son premier télescope pour ses dix ans. Une merveille, dotée d’un miroir de 150 mm de diamètre, qui lui permit, dès la troisième nuit, et malgré la pollution lumineuse de la ville, de contempler Phobos et Deimos, les deux satellites de Mars. Il redescendit vers sa chambre avec, à l’œil, subsistant encore et pour des heures, l’illusion de la touchante présence de la planète rouge. Ensuite, il observa Jupiter, Vénus et Saturne. Puis il en vint tout naturellement à désirer conserver les images qu’il avait reçues du ciel. Pour les garder, il économisa son argent de poche pendant plus d’une année pour un appareil photo numérique qu’il installa sur un trépied, au sommet de l’immeuble, sur la terrasse seulement fréquentée par des antennistes, de rares électriciens, des chats, des pigeons et peut-être même des ramoneurs.
Le 15 mai, avec un film sensible de 1000 ISO et 10 secondes de pose, il photographia une volte-face de la planète rouge au dessus de la queue du Scorpion. Ensuite, il tapissa les murs de sa chambre (et même la porte) des déserts orangés de Mars et prit l’habitude de monter chaque soir sur le toit de l’immeuble. « Ne rentre pas trop tard ! » dit sa mère, comme s’il allait au cinéma avec une bande de copains.

Jeudi, Pluton était en conjonction serrée avec l’étoile SAO 160159. Aujourd’hui, Mars et la Lune seront en conjonction dans le Scorpion. Assis sur ses talons, Jérémie attend l’heure en écoutant les voitures gémir tandis que les cinémas ferment et qu’une sirène de gendarmerie se renforce en passant sous un petit pont métallique. Il fait doux. Jérémie se relève lentement, fait quelques pas sur la terrasse de l’immeuble, et là, entre deux cheminées qui ont encore leur chapeau de métal noir, sous le chapeau d’une antenne parabolique, il prend sa boîte de chocolats.
À présent, il savoure le premier chocolat à la liqueur de cette nuit. Il le mordille, il y a de la noisette dedans qui lui écorche les gencives. C’est râpeux comme la peau du diable. Il est heureux, il se passe la main sur le menton, sa barbe commence à pousser. Il est fier. Il doit être onze heures et demie. Là haut, Mars bouillonne. Encore un peu, se dit Jérémie, encore quelques degrés et elle deviendra une cible facile. Il sirote l’intérieur d’un autre chocolat qui se love entre l’intérieur de sa joue gauche et ses dents.

Et soudain, la panne. Une coupure de courant, pour un garçon comme lui, qui observe le ciel depuis la ville, malgré les lampadaires et les voitures et toutes leurs déjections de lumières, c’est une aubaine. Il verra enfin la lumière exacte du ciel, comme la voient les astronomes amateurs qui possèdent des voitures et se rendent dans la campagne ou, mieux, dans de vrais observatoires de montagne où rien ne gêne, rien ne vit, rien ne luit autour.
Les rues plongées dans le noir, l’immeuble comme un socle, juste pour lui, seulement bâti pour que Jérémie puisse assister cette nuit, après le ballet de Mars et Antarès, à la plus grande élongation ouest de Vénus, par 45°50’. Et dans cette obscurité totale, qui est un cadeau, il est plus près du ciel nocturne qu’il ne l’a jamais été depuis des années, depuis sa plus tendre enfance. L’obscurité est douce. La luminosité du ciel déverse sa pluie de lait.

Tout à son bain de Voie Lactée, Jérémie n’entend pas grincer la porte métallique qui permet d’accéder à la terrasse de l’immeuble. Il est trop concentré. Il refuse d’entendre. Il pense que son père vient le chercher parce qu’il est tard et qu’il a un contrôle d’anglais demain. À moins que ce ne soit un chien, un rat que ses chocolats ont attiré. Il ne cherche pas à mettre les chocolats à l’abri de l’hypothétique animal. Il a l’intention de photographier Mars. Il s’assied sur ses talons et fait des calculs à l’aide d’une petite machine scientifique. On se demande comment il y voit.
On se demande surtout comment il a pu ne pas voir la petite fille vêtue d’une robe blanche et d’un gilet noir qui se tient debout devant la porte qu’elle a repoussée derrière elle et attend que ses yeux s’habituent à l’obscurité, parce qu’elle n’y voit rien du tout, elle. Elle porte une robe blanche amidonnée, elle fait un pas vers Jérémie qu’elle n’a pas vu mais qu’elle entend. Ce pas suffit pour que la lumière de la robe blanche remette soudain en évidence tout ce que la panne de courant avait bien voulu cacher. Tout, la boîte de chocolats, le pied scintillant du télescope, les petites mains tremblantes de la fillette, tout se met à briller à tel point que Jérémie doit se protéger les yeux, comme pris de migraine.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Pourquoi t’es pas au lit ? 
— Je peux pas te le dire parce que je pleurerais.
— Et pourquoi tu ne veux pas pleurer ? s’exclame Jérémie. Moi, tu vois, ça ne me gêne pas de pleurer quand je vois une planète magnifique. C’est même plutôt bien parce que, tu vois, les larmes, ça nettoie bien les yeux. C’est le nettoyant idéal pour les yeux humains. Au lieu de chialer récite-moi tes planètes. Dans l’ordre ! Allez répète Mercure, Vénus, Terre, Mars, Jupiter, et…
— C’est maman, dit la petite.
Elle a quitté l’appartement où l’on veille sa mère. On l’a habillée de noir et de blanc parce que, même pour un deuil, ses grands-parents maternels ont jugé inconvenant qu’une enfant de sept ans soit tout entière habillée de noir. La gosse, avec sa robe blanche empesée et ses absurdes manches noires de manchot, bat des bras dans l’obscurité. Elle ressemble à un papillon gigantesque.
— Tu es toute seule ? Tu as quelqu’un avec toi ? demande Jérémie, distrait, tout en réglant son appareil photo. Il semble n’avoir pas entendu les paroles de l’enfant. En vérité, c’est plutôt quelque chose en lui qui se refuse à entendre une telle horreur.
— Maman, répète la petite.
— Bon, dit Jérémie, je ne vois pas comment rattraper ça.
La petite fille ne comprend pas ce qu’il dit. Lui parle évidemment des quarante secondes de pose qui sont passées. Trop tard pour la photo. Il faudra tout recommencer.
« Merde. Tu m’as tout foutu en l’air. »
Il fouille la cache où se trouve la boîte de chocolats et il s’en fourre deux dans la bouche, probablement pour se calmer. La petite le regarde tristement. Elle semble alanguie par le chagrin ou par la fatigue. Jérémie commence lentement à comprendre que cette gosse de sept ans a perdu sa mère. Il toussote. Il rougit. Jérémie le taciturne ne sait comment se sortir d’une telle situation.
— Qu’est-ce que tu cherches là-haut ? demande la petite.
— Tu devrais aller te coucher, dit Jérémie.
— Je veux plus jamais dormir.
Il n’offre pas de chocolat à la gamine mais elle se sert. Il entend gargouiller son estomac. Il faudrait qu’il la reconduise chez elle. Mais quelque chose de plus fort le retient sur le toit : Mars, la planète de fer.
« Je peux te donner la main ? demande la petite. J’ai peur d’avoir le vertige. »
Jérémie tend machinalement sa main. La fillette se rassure en caressant ses doigts. Pour meubler, il dit : « Tu t’appelles comment ?
— Iris. Tu regardes les étoiles ?
— J’aime assister à la cérémonie du coucher des étoiles, à leur lever.
La main de la petite transpire.
Jérémie dit bêtement : « T’as de la chance qu’il y ait pas des vampires sur les toits la nuit. »
Jérémie dit n’importe quoi. Il ne sait pas ce que l’on peut dire à une fillette qui a perdu sa mère. Il a quinze ans. Il sent seulement son cœur se gonfler de chagrin. Il s’imagine à l’âge de la petite fille. Il s’imagine perdant sa mère. Il n’a pas envie de penser à ça. La gosse a les yeux pleins de larmes. Alors Jérémie la prend dans ses bras et lui montre le ciel : « Mars est rouge. Il y a une constellation qui s’appelle la Chevelure de Bérénice mais on ne peut pas la voir cette nuit. Les étoiles viennent quand elles veulent. On ne peut pas les forcer.
— Je n’ai pas eu le droit de regarder la télé, dit la petite. Elle se dégage, puis : Tu en as pris combien de photos, ce soir ? »
Jérémie grommelle qu’il n’en a pris aucune, qu’à cause d’elle il a raté les plus belles prises de sa vie, qu’une panne de courant générale, ça n’arrive pas si souvent. Et que lorsque la lumière de la ville, alors le ciel disparaîtra, en tout cas il pâlira notablement. Les yeux au ciel, la petite semble rêveuse.
« Les étoiles grandissent depuis des milliards d’années, dit doctement Jérémie.
— Arrêtez de grandir, étoiles, répète la petite fille. Elle sourit.
Elle demande si les étoiles sont des filles ou des garçons.
« J’aime tous les enfants, sauf les garçons ! » dit Jérémie.
La petite fille se met à rire. Depuis plusieurs jours, c’est la première fois qu’elle rit.
« Tu es une petite fille étoile » dit Jérémie, désormais conscient que ses paroles apaisent l’enfant.
La petite embrasse la joue de Jérémie. Elle s’est dressée sur la pointe des pieds. Et soudain la lumière revient sur la ville. Une lumière orange, effroyable. Les lampadaires se sont rallumés, partout. Et les enseignes, les clignotants, les feux tricolores. Jérémie se met les poings sur les yeux. C’est cuit pour la séance de photos. Il bâille. Il est près d’une heure du matin. La fillette a les paupières qui papillotent.

Il faut qu’Iris rentre chez elle. Jérémie devrait la raccompagner. Sa famille doit s’inquiéter. Il soupire. Il lui tend un chocolat dans sa paume tendue, comme un sucre à un cheval. Elle dit, d’un air ravi : « C’est le plus énorme chocolat que j’aie jamais vu. » Puis son visage s’attriste. La gosse dit qu’on enterrera sa mère ce matin, à dix heures. Elle voudrait que Jérémie l’accompagne. Elle n’a pas envie de rester tout seule avec ses grands-parents. Jérémie répond bêtement qu’il sera en cours demain à dix heures. Contrôle d’anglais.
La fillette regarde fixement la porte métallique. Elle sait qu’il faut rentrer. Elle hésite à redescendre vers l’appartement de ses grands-parents. Elle observe Jérémie qui démonte le télescope à gestes lents et précautionneux. Il possède des coffrets matelassés, des boîtiers garnis d’ouate et de polystyrène qu’il a confectionné lui-même pour les organes fragiles de l’appareil photo et de la lunette.
Mais quand il croise le regard mouillé de la fillette, épiant ses moindres gestes, Jérémie a une inspiration subite : « Je vais te faire un cadeau. J’ai découvert un astéroïde.
— C’est quoi ? demande la petite dont les yeux brillent.
— C’est une toute petite planète ou un très gros caillou, si tu préfères. Mais c’est précieux quand même.
— Alors d’accord !
— Est-ce que tu sais qu’on a le droit de baptiser les astéroïdes qu’on découvre ? Les riches font ça. Le baron de Rotschild, à la fin du XIXe siècle, il a acheté 50 livres à un astronome anglais le droit de baptiser l’astéroïde qu’il avait découvert. Et il l’a nommé Bettina, du nom de sa fiancé. Alors je voudrais que tu me donnes le nom de ta maman. Et mon astéroïde, je te l’offre et tu l’appelleras comme ta maman.
— Elle est où ? Enfin, il est où le gros caillou que t’as découvert ?
— Il est juste à côté de l’amas M67, près de l’étoile brillante Epsilon de l’Hydre.
— Bon, dit la petite d’un air exaspéré. Mais où il est vraiment ?
Pris de court, Jérémie montre du doigt la plus grosse planète visible. C’est Jupiter dans sa splendeur, comme un gros diamant cloué au ciel.
— Je le vois, dit-elle.
— Bien, dit Jérémie.
— Il brille, dit la petite.
— Il scintille tellement fort que tu pourras le voir à l’œil nu.
— Ma mère s’appelle Natacha.
— Quand tu penseras à elle, alors tu n’auras qu’à lever les yeux dans la direction de l’amas M67, près de l’étoile brillante Epsilon de l’Hydre, et tu sauras que là, dans la poussière d’étoiles et dans la lumière du monde, là, Natacha, ta maman, a élu domicile.

La porte de fer grince. Quelqu’un appelle : « Iris ! Iris ! » Jérémie dit qu’elle est là, que tout va bien, qu’elle arrive. Puis il reste longtemps seul sur le toit, assis, les bras entourant ses genoux, en proie à un indicible cafard. Alors il s’étend sur le dos, les yeux au ciel. Une vieille légende du Caucase dit que la Voix lactée, si elle est un chemin tout blanc, c’est parce qu’un voleur de paille s’est enfui en courant, avec une botte de foin sur le dos, et à chaque pas le foin s’est répandu. Quand il est arrivé chez lui, il n’y avait plus rien sur son dos, juste, par terre, de la paille tout le long du trajet qu’il avait emprunté.
Je suis nul, j’aurais dû raconter cette histoire à la petite, pense Jérémie.