Un peu de théorie

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Blasons d'un corps écrivain

Présentation

Blasons d’un corps écrivain

L’écrivain cherche en rêvant. Le rêve étant parfois l’oisiveté bienheureuse, le loisir en lequel il trouve un grand plaisir, car c’est là que l’écriture se déclare le plus fortement : chez Rousseau, quand il n’a pas de feuilles de papier ni de plumes et d’encre sur lui ; chez Chateaubriand, quand il voyage. Là où il y a comme un jaillissement qui le libère des mots, où il est saisi d’une crise dont la brusquerie, le débordement ou le déferlement lui interdisent toute transcription, car cela n’était pas prévu, aucun effort conscient n’avait préparé le terrain. Rêve encore qui fait reconnaître à ceux-là ou à d’autres qu’il est en eux une force plus forte qu’eux-mêmes, et que le paroxysme des crises, leur réceptivité ou leur sensibilité excessives les renseignent sur cette force et cette faiblesse associées, les jettent au hasard d’une recherche dont celui qui l’entreprend ignore l’objet. L’écrivain est un aventurier car celui qui sait où il va n’écrit pas, tous le disent. Il vit une expérience, celui qui fraye avec son corps un chemin qui ne s’ouvre qu’à mesure qu’il avance, il est en danger toujours (de mort ou de naissance). Et ceci est plus qu’une expérience, c’est un risque qu’il prend, lui qui n’a pour minute présente que ce la plume va lui faire trouver. Ils vont ainsi, ne sachant ce qui les habite, assistant eux-mêmes à ce qu’ils produisent, à ce qu’ils ne savent pas même nommer, désigner, mais indiquer seulement par quelques mots imprécis : l’inconnu, l’harmonie, la poésie…
Puisque le casque et l’armure les rendaient méconnaissables, les chevaliers d’autrefois avaient besoin de blasons pour se reconnaître sur les champs de bataille. Pour créer leurs armes, dentelées, crénelées, écartelées ou frettées, ils tenaient d’abord devant eux un écu d’argent, blanc et plat, sur lequel pleuvaient les coups. On se dessinait un blason en fonction des coups reçus, de la forme des impacts, du sens des chocs, de leur répétition et de leur insistance, ici ou plutôt là. On organisait les crevasses et les bosses en figures géométriques et le blason finissait par montrer assez bien comment le chevalier avait coutume de se présenter, non seulement dans la bataille, mais aussi dans la vie. Face au monde, quel côté montrait-il sans cesse, quelle faiblesse gardait-il contre lui ? Sur le bouclier de notre page, les textes sont les incarnations encreuses de nos expériences. Nous connaissons le monde comme nous découpons, contre lui, notre défroque. La lecture et l’écriture sont, à leur manière, des tournois spectaculaires et silencieux. Si on y accomplit d’authentiques exploits, c’est en solitaire et contre soi-même. Les oeuvres — ou les ratures sur l’accueillant papier — sont là pour initier à l’héraldique. Elles sont de petites forges où chacun travaille les émaux, les métaux et les signes qui feront ses armoiries afin de pouvoir mieux, tout à l’heure, se garder à droite, se garder à gauche. Parce que chacun, griffonnant les marges de sa rêverie sur son cahier de brouillon, est son propre héraut qui raconte comment et où portèrent les marques, à chaque fois que la vie a cogné.
Rêver, rêvasser, c’est noter ces petits coups, puis il arrive que quelque chose de plus profond, par la suite, vous vienne à l’esprit. Rêvasser, c’est écrire des nouvelles pour se reposer d’un roman, de ce livre qui nous a placés comme au bord d’un précipice pour suivre l’appel de… ce qu’on ne sait ni ne peut nommer, un appel qui ne dit que lui-même et rien d’autre que lui-même. Ces rêveries servent à libérer la matière silencieuse de l’inspiration, une matière bien plus ample que les mots, à laquelle s’ajoute tout ce que chacun contient, et connais… ou non, mais porte en soi, plus ou moins grand, plus ou moins vaste. Des ces rêveries métalliques, l’écriture tombe et rayonne, si ça réussit. Chaque image du rêve est un petit choc, un éblouissement furtif, à fixer par l’activité solitaire et scripturaire qui lui succèdera, pour ne pas le laisser périr. L’aptitude à recevoir des chocs fait l’écrivain. Je suis peut-être une sorte de fragile et remuant foyer auquel touchent les rêves. La page figure ce déclic enregistrable, cette fêlure organisatrice.