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Ecrire veut dire greffer
Il y a deux sortes de lectures : celle qui distrait, éloigne de nous et puis celle qui augmente notre puissance. Durant la nuit, le papier travaille, le texte se fait, il faut l’imaginer levant comme une pâte, et les bulles et les cratères, et la force et l’effondrement tout à la fois dans cette levure. Puis la phrase de réveil qui vous jette à bas de votre lit, qui vient d’un rêve ou, le plus souvent, de la lecture de la veille, de la dernière page avant l’extinction des feux, quand on a les yeux brûlants. La dernière phrase avant la nuit est toujours un tremplin heuristique, le ferment d’une invention qui n’attend que le jour. Lire, c’est déjà citer puisque j’incise, je mutile, je prélève du regard. Mes cils fabriquent des formules et des îlots dans le texte. Le fragment élu se convertit lui-même en morceau choisi. Point encore greffe mais organe découpé et mis en réserve. Ma lecture fait éclater le texte, le démonte, l’éparpille. Lire est déjà souligner une phrase, la déraciner puis la déposer dans un calepin.
Découpage et collage sont les expériences fondamentales de l’écriture. Mallarmé rappelle que les livres furent toujours prêts à « un sacrifice dont saigna la tranche rouge des anciens tomes : l’introduction d’une arme, ou coupe-papier, pour établir la prise de possession. » Joyce faisait figurer les ciseaux et le pot de colle blanche au palmarès des objets emblématiques de l’écriture. Proust, épinglant ses paperoles, comparait son travail à celui du couturier qui bâtit une robe. Lire un crayon à la main, ainsi le recommandait Erasme et toute la Renaissance. Cerner d’un trait, tracer le patron de la découpe. L’excision fait sortir le texte de lui-même, elle le différencie, elle le fait saillir, elle travaille à en expulser cet élément-là, celui que je tiens pour la cause émouvante de la page.
Ecrire veut dire greffer. C’est le même mot, insiste Jacques Derrida. Il n’y a pas de texte original, seulement des prélèvements textuels, des citations, des collages, des illustrations qui prolifèreraient dans les interstices et par lesquels deux textes se transformeraient, se déformeraient l’un par l’autre, se contamineraient dans leur contenu, tendraient parfois à se rejeter, à passer l’un dans l’autre pour s’y régénérer. Mon manuscrit est toujours déjà un texte greffé et la citation que j’y ai déposée continue d’irradier vers le lieu de son prélèvement (le livre à tranche d’or rangé dans la bibliothèque), et le transforme aussi. Des textes s’autopénètrent. La citation met en mouvement les étagères de bibliothèque. L’épaisseur du cuir s’ouvre sur le dehors. Les guillemets comme les cicatrices de la greffe, dit Antoine Compagnon.
Tous, Leiris en tête, disent qu’écrire est « confronter, grouper, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit de juxtaposition ou de combinaison ». Et l’auteur de Biffures d’ajouter : « Lorsque je me sentais inapte à extraire de ma propre substance quoi que ce soit qui méritât d’être couché sur le papier, je copiais volontiers des textes, collais sur les pages vierges de cahiers ou de carnets des articles ou des illustrations découpés dans des périodiques. » Tailler à coups de ciseaux (d’acier ou par le simple regard lecteur), badigeonner de colle (virtuelle ou non), c’est la mécanique des gestes primaires de l’écriture, auxquels il est difficile de ne pas prendre plaisir même si l’on n’en attend aucune espèce de solution au dénuement, au désarmement…
On pourrait définir ainsi la citation : elle permet de renouveler sans cesse 1) la personnalité du narrateur, 2) l’éclat bouleversant de son attaque sur le papier. En découpant la citation j’ai taillé un os et cet outil est désormais nécessaire à mon industrie. Une citation est un fragment qui engendrera du fragment. Son unité opératoire est un petit noyau coupant, à l’énergie de silice pure, jailli de la lecture, et qui, bien qu’elle ne nous soit pas destinée, en nous trouve issue, pour nous lancer sur notre propre piste. Elle est une pierre taillée, un silex travaillé, qui, tenu cette fois, à son tour, comme un outil, favorisera la naissance de tout un monde d’éclats. L’unité significative de la lecture est une découpure. Y brille autre chose que le reflet de l’ampoule halogène ou la seule répercussion du soleil. J’accepte l’héritage de ce que j’ignore. J’accepte que quelque chose, lu chez un autre, entre chez moi comme un voleur. Selon le mode mystérieux propre à cette poésie minuscule, une lecture prochaine donnera peut-être un chef-d’œuvre pas plus gros qu’un ongle.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel