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Eloge d’une lecture caressante
Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini.
Marcel Proust
Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est sa peau, disait Paul Valéry. Le flou soudain posé : je suis vêtue d’un manteau mouvant qui me pense. Je ne suis femme qu’à ma surface. Dissèque : ici commencent les machines. Désormais sans orifices. Les narines, la bouche, l’anus, le vagin, les tympans ne sont que plis de peau, invaginations, repliements de la matière. Tout en moi, y compris le cerveau, est pli poussé à l’infini, pli sur pli, pli selon pli.
Ma peau : à la fois cis et trans, à la fois en deçà et au-delà d’un sexe. Une cloison de vent, une matière volante, une ambiance carnée, une pellicule d’atmosphère humaine, qui n’a d’autre consistance que celle, évasive et flottante, de l’entre-deux. La peau est toujours l’interpénétration de plusieurs peaux concomitantes. Feuilletée, elle fait stade, interminable transition entre deux métamorphoses. Elle est la vaporeuse frontière de l’être, en somme la fine lame d’une feuille de papier qui n’aurait ni envers ni endroit mais un seul bord et une infinité de profils, lesquels n’en finiraient pas de se perdre dans la boucle infernale d’un ruban de Möbius.
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Octavio Paz, l’échange de l’œil et de la main : « Avec les yeux je te palpe, je te regarde avec les mains. » « L’œil est une main, la main un œil multiple, le regard a deux mains. »
Avec le professeur Victor Segalen, la caresse comme esthétique, comme éthique et comme nouvelle philosophie érotique.
Segalen ne regarde pas la nudité, il ne regarde pas la peau de la femme qu’il désire, mais il la touche. Il n’a jamais su jouir du regard. Au contraire, il se comporte en aveugle. La pulpe de ses doigts est voyante. Son exploration du monde et de l’autre est avant tout palpatoire. Chez lui, la jouissance se déporte d’un centre impossible vers la périphérie de l’être. Sur l’étendue souple de la peau se concentre tout le bonheur possible. Le corps tout entier est érogène. C’est à la suite d’un bain dans un torrent de montagne que Segalen va faire naître l’idée contemporaine de la peau.
Avec Segalen, le bain devient une aventure érotique, philosophique et littéraire. L’eau du torrent, qui s’oppose à lui, est une eau courante qui a sa personnalité, sa pudeur, son étreinte. Segalen va se charger de donner, par l’écriture, une vision intime de ses sensations cutanées.
Il invente le toucher dans la littérature. Je le cite : « La peau est un admirable organe étendu, mince et subtil, et le seul qui puisse, pour ainsi dire, jouir de son organe jumeau : d'autres peaux, d'un grain égal ou différent, d'une tactilité, d'un dépoli sensible... Le regard seul a cet immédiat dans la réponse, mais voir est si différent d'être vu ; cependant que toucher est le même geste qu'être touché... Et cependant les poètes ont peu chanté l'immédiat et le charme et la jouissance de la peau. »
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Pour tenir le coup, lors d’un chagrin d’amour, s’adosser à l’écriture. Le style, après tout, ça veut dire colonne. Et l’éthique de l’écriture est redressement, sculpture de soi.
L’amour enseigne bien vite que la seule manière de le bien vivre est celle de Marie-Madeleine. Non pas la prostitution, mais l’art du Noli me tangere, du pas-touche.
Bref la philosophie de la caresse, que Lévinas pourtant nous offrait déjà depuis 1947. Ne me touche pas, ne me retiens pas, renonce à toute adhérence, renonce à tout collage, à toute agglutination. L’adhésion, c’est l’idéal des mollusques, disait Georges Hyvernaud. Ne pense pas entre nous à une familiarité ni à une sécurité. Ne crois pas qu’il y aura une assurance ni une certitude de ma présence.
L’amour et l’écriture, tout à la fois, disent : « Caresse-moi, ne me touche pas. » D’où le deuil douloureux de la fusion mais une nouvelle philosophie nomade et caressante de la vie amoureuse et de l’écriture. Car l’écriture aussi peut et doit se faire caresse, marche à l’invisible, désir d’aller toujours au-delà, de s’inventer toujours autrement. Ce désordonné fondamental en est l’essentiel. L’écriture, tout comme la caresse, est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu.
Elle est faite de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable…
Caresser et vouloir être caressé ce n'est pas vouloir être comblée, c'est susciter le désir, aimer le désir, susciter le manque, aimer le manque, l'absence, l'inadéquation. Par la caresse sur son enfant, tout aussi bien, la mère crée l'espace qui va les séparer.
C’est sans doute pour cela aussi que j’ai mis tant de livres en route. Afin de créer l’espace, l’intervalle vital, qui me séparera de l’écriture, mais pour mieux y venir.
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L’écriture est donc du domaine du toucher. Comme le toucher, la sensibilité de l’écriture est transitive et non réflexive. Il nous faut toujours quelqu’un d’autre que nous-même pour sentir notre propre écriture, car le toucher, comme le texte, requiert l’altérité. Nous ne sentons que l’autre, et si nous parvenons à nous sentir nous-même, ce ne sera qu’à l’occasion et en dépendance de cette sensation de l’autre, et non par une réflexivité de la chair.
Mon lecteur lit. Je ne sens que par sa lecture, et si je peux parfois toucher ma propre écriture, ce ne sera qu’à l’occasion et en dépendance de cette sensation de l’autre, et non par une réflexivité de mon travail, qui s’offrirait à moi comme dans un miroir.
Mon lecteur forme mon « être-au-livre », et nous vivons ensemble au rythme de cette dynamique fondamentale, un vaste mouvement d’échange, dans lequel les êtres, comme les textes, ne sont pas stables et statiques, mais sans substance et transitoires. Nous sommes enchevêtrés dans un tissu excentrique dans lequel ni l’auteur, ni le lecteur, ni le texte ne sont jamais présents ; mais toujours en cours de formation, déformation et reformation.
L’interprète, c'est-à-dire le lecteur, fait une expérience par la caresse : ne se saisissant jamais de rien, parfois il ne lit pas, caresse seulement la page. C’est une lecture autre. De la paume.
Éloge d’une lecture caressante…
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel