Propositions d'écriture

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Apprivoiser l’énergie du tiret

Présentation

Apprivoiser l’énergie du tiret

En juillet 1925, une voyante compara l’activité intellectuelle de Michel Leiris à une ligne de tirets, représentation satisfaisante de ce qu’elle avait d’intermittent, de discontinu, procédant par bonds et par à-coups.
En juillet 1934, le professeur Louis Massignon, du Collège de France, critiquait vertement le mémoire de Leiris sur les Dogons de Sanga. L’étudiant ne s’exprime pas conformément à l’esprit des langues indo-européennes. Il semble attacher plus d’importance à la preuve poétique qu’à la preuve logique, puisqu’il procède non d’une manière discursive mais par explosions successives de pensée.
On n’écrit pas d’une manière continue. De même qu’on ne perçoit pas de manière longitudinale ou qu’on ne vit pas deux heures d’affilée sans coupures. Il y a toujours intervention du néant. Du tout autre. En tout cas du blanc. La pensée bat par éclairs et secousses. L’écrivain travaille — par intermittence — une matière totalement disjointe. Avant tout mot une certaine intensité, une tension spirituelle, mais codée, en morse peut-être, un point, un trait. Un tiret.
Ce tiret est par excellence le signe d’inspiration. Il fonde et figure les nombres mayas et les signes mathématiques, les tout-puissants et les belles-lettres. Il s’impose aussi bien chez Marina Tsvetaïeva, pour marquer — par des enjambements systématiques — l’arythmie, que sur les parois magdaléniennes. Il parle beat et même be-bop, avec la spontanéité du jazz, quand Jack Kerouac l’utilise pour isoler des moments respiratoires, comme le saxophoniste reprend souffle, après une très longue phrase.
Ce tiret sort le lecteur de sa passivité parce que trait de foudre. Il est le signe visuel de l’éclair. Il est un intervalle qui sidère. On sentait qu’un événement énorme pouvait soudain se produire, que la main ne réussirait pas à maîtriser. C’est pourquoi la prose est soudain striée de tirets — tigrée.
Ce tiret rompt la mélodie et donne à la pensée une brièveté harassante. — Clignotante. — Éclipses. — Séquences.
Tire-l’œil.
Ce tiret, tout à la fois, divise, suspend et joint. Il est le vide de l’entre-deux, un intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, l’espace comme œuvre et mouvement. Par lui, le doué, l’appelé atteignent le point où ils sont sans lieu, sans identité : n’être plus que cet intervalle entre moi et moi-même.
Ni passage ni pont. Sans combler l’abîme qui les sépare, ce tiret porte le pivot entre ciel et terre, parole prophétique/parole ordinaire. Ce tiret dit tout à la fois le virage et l’arrachement. Il rythme le flot et le flux, l’influx et le flou.
En interrompant la continuité du texte, en incluant — de force, pourrait-on dire — une phrase divine dans la phrase humaine (comme le tiret d’incise, dans la grammaire terrestre), il est une césure d’horizon, le signe de la soustraction qui démontre qu’un ouvrage se construit pierre sur pierre et morceau par morceau, en additionnant les blocs et en les multipliant, selon la hauteur du sujet et les besoins de la perspective. Avec l’aide de Dieu, parfois.
Ce tiret désigne des pages très influencées par des présences cachées, d’invisibles préceptes, des champs de forces, positives ou négatives, non déclarées. Il annonce une conclusion, un résumé, un éclairage nouveau, une contradiction soudainement apportée — comme tombée du ciel.
Ce tiret témoigne d’un agencement faussement rigide (d’une valeur de signal — Samuel Morse était artiste peintre. Qui d’autre eut songé à graver sur un ruban des traits et des points, grâce à un électro-aimant ?), mais aussi d’une portée. Il est la flèche, sans les barbes, sans l’empennage, sans le gouvernail. Il est le fût de la flèche, sa valeur absolue. Il est la médiation, il indique le là-bas. Il est la flèche noire qui vole toujours dans le sens de l’action, c'est-à-dire du ciel vers la terre.
L’inspiré — celui qu’a visé cette pointe — ne touche pas à la vérité, ni ne lève le secret. Il est parlé par les dieux. Sa parole ordinaire défaille. L’inspiré est parlé très hautement par une part de lui étrangère à lui-même. Vibrations.
Ce tiret n’étant pas nature-morte — chacun de ces signes est plutôt brindille fraîche, tronçon vert d’achillée, écorce sempervirens, dans quoi l’on bande l’arc à double courbure du langage — la liste de ses effets et de ses origines n’est pas exhaustive. On notera aussi qu’il est balance — et même balancier. Dans la phrase, de chaque côté du tiret, s’effectuent les corrections d’équilibre et de nature, par contrepoids et contre-effet.
Enfin, c’est lui l’écharde dans la chair, la coupure sanglante, l’épine transverse dans la pâte à papier, la marque où introduire la pointe des ciseaux, l’ombre portée de la corne du taureau, l’entaille au cou d’Orphée… Les Muses, sur les rivages de Lesbos, recueillirent pieusement la tête tranchée du fils de Calliope.
On ne vient aux Muses que décapité. Acéphale. Amputé de sa raison.